Deux traditions : réalité ou apparence
Pour que le lecteur se repère, il est indispensable de lui don- ci quelques noms, sous la forme de deux listes (non exhaustives, et qui ne constituent pas non plus un palmarès) de philosophes analytiques et continentaux.
Trois philosophes sont dans les deux listes: James, Husserl, Wittgenstein. Pour les deux derniers, on a pu distinguer des périodes dans leurs travaux (un premier Husserl ou un premier Wittgenstein analytiques, un second Husserl ou un second Wittgenstein dont les intentions philosophiques seraient différentes, plus «continentales»). De plus, l’interprétation de leurs travaux, selon qu’elle soit analytique ou continentale, conduit à une compréhension contrastée de leurs pensées. Au sujet de Husserl, l’inventeur de la phénoménologie, des lectures différentes de ses travaux ont conduit au développement d’écoles phénoménologiques distinctes (en Allemagne, en France, aux États-Unis); certaines de ces écoles se situent dans un esprit continental (Sartre, Levinas ou Merleau-Ponty, par exemple) et d’autres ont une orientation analytique (R. Chisholm ou D. Smith, par exemple). Quant au pragmatisme de William James, il peut être interprété dans un sens analytique ou continental.
Les philosophes des deux listes sont aussi des héritiers de deux traditions philosophiques constituées au xixe siècle. Or, dans les deux listes d’ancêtres, nous trouvons des doublons : Descartes et Kant. Ainsi, l’héritage de Kant est à la fois, du côté continental, « l’idéalisme allemand » (Fichte, Schelling, Hegel) et la discussion critique de cet idéalisme (chez Adorno par exemple) et, du côté analytique, la «théorie de la connaissance» des néo-kantiens (comme Ernst Cassirer), voire au xxe siècle, la « métaphysique descriptive» de Peter Strawson ou la philosophie de la connaissance de John McDowell.
Cependant la distinction entre les deux types de philosophie n’est-elle pas plus apparente que réelle? Que les éditeurs de philosophie dans les pays de langue anglaise et les universités américaines ou australiennes la pratiquent, que des philosophes la tiennent pour significative, cela n’implique pas qu’elle soit fondée. Le fait que des philosophes soient présents sur les deux listes et qu’ils puissent hériter des mêmes philosophes pourrait nous conduire à nous demander si la différence entre philosophie analytique et philosophie continentale n’est pas seulement stylistique. Et par « stylistique », il faudrait entendre quelque chose de superficiel, qui ne touche qu’à la façon de s’exprimer et à l’apparence, et non au contenu et au fond des choses. Il existe ainsi aujourd’hui, un peu partout, une tendance «œcuménique», affirmant que les différences ne sont pas si grandes que cela, et que les deux « camps » ont plus en commun que leurs défenseurs acharnés ne le croient.
Comment trancher entre le maintien de cette distinction entre philosophie analytique et philosophie continentale – distinction parfois présentée comme un abîme – et l’œcuménisme, qui prétend les réconcilier comme de faux ennemis qui devraient s’apprécier? La seule solution est d’examiner de plus près cette distinction. Ceux pour lesquels elle doit être prise au sérieux – et c’est mon cas – considèrent que sur cinq points cruciaux, la philosophie continentale et la philosophie analytique sont non seulement différentes, mais opposées.