De la disposition du coupable à celle de la victime nietzsche , une théodicée sans dieu
Ce malentendu, cependant, est-il moins grand —et ce témoignage mieux entendu —, après qu’a été rejetée la Providence ou ce qui en reste dans la philosophie hégélienne de I »Esprit ? C’est la question qu’il faut poser à nouveau à propos du « renversement », par Nietzsche, d’une tradition métaphysique et théologique dont Hegel est apparemment le dernier représentant, mais qu’il prolonge en réalité par une nouvelle métaphysique (celle de la « volonté de puissance ») et par une nouvelle théologie (celle du « surhomme »).
Tout oppose en théorie le discours qui justifie tout et celui pour lequel il n’y a rien à justifier, mais autant rapproche en fait ces deux assomptions de l’existence en proie à la violence et à la souffrance. En témoigne leur rejet commun d’une théologie morale qui voit dans route victime un coupable et dans toute souffrance, le châtiment d’une faute commise antérieurement. Si l’Esprit du monde, bien qu’il « ruine mainte chose sur son passage », n’est à proprement parler coupable de rien, la vie, en sa puissance, l’est moins encore. Chacun étant à sa façon son propre juge, il n’y aurait aucun sens à rédiger contre eux un acte d’accusation. C’est Nietzsche cependant qui tire, d’un tel rejet, les conséquences les plus radicales. Quand Hegel donne d’abord la parole à ceux qu’il nomme les « sacrifiés », les « héros » et les « martyrs » de l’histoire universelle, il conclut quant à lui, du lien sémantique qui unit la notion de coupable à celle de victime, à l’absence de coupable et de victime. Si, pas plus que la violence ne fait le coupable, la souffrance ne lait la victime, alors il n’y a lieu ni de condamner ceux qui violentent ni de plaindre ceux qui souffrent. La vie— et il s’agit alors de la vie même de l’individu concret — est ce qu’elle doit être. La volonté de puissance ne peut errer. Sa puissance est sa justice. Le réel se confond en elle avec l’idéal. A une justification par excès qui prétend donner à la vie une raison, répond ainsi une justification par défaut qui tient la vie elle-même pour l’ultime raison. Il v a une manière de dire qu’il n’y a rien à justifier, qui justifie l’injustifiable. C’est pourquoi, bien qu’il se prétende, à la lettre, étranger au projet même d’une théodicée, on peut parler peut-être, à propos de l’auteur du Gai savoir, de théodicée sans Dieu.
Serait-ce que l’on ne peut pas sortir philosophiquement de la théodicée ? Serait- ce, autrement dit, que la philosophie n’est effectivement possible que comme théodicée ? c’est la question que fait naître aussi dans un autre sens la voie suivie par Kierkegaard puisque la philosophie ne s’y distingue résolument de toute métaphysique qu’en s’ouvrant à la non-philosophie. Il faut cependant, pour en décider, revenir à celui qui a, le premier, démontré l’« insuccès » de tous les essais de théodicée — c’est-à-dire à Kant. Sans doute affirme-t-il encore le primat du mal moral. Mais il sait à la fois que le mal est l’injustifiable et que l’expérience de l’injustifiable enveloppe un désir de justification irréductible. Aussi peut-on penser qu’il a, mieux que ses successeurs, ouvert à la philosophie un « après » préservé à la fois de l’illusion d’une justification rationnelle du mal humain et de l’illusion plus profonde d’une pensée qui prétendrait abolir bien et mal.