Comment remettre le sceptique à sa place
Cependant, George E. Moore a proposé contre l’argument de l’ignorance un argument qui peut paraître surprenant par sa simplicité.
Le sceptique raisonne de la façon suivante : A seulement si B (S n’est justifié dans sa croyance que si l’hypothèse sceptique est fausse), or non B (il n’est pas vrai que l’hypothèse sceptique est fausse), donc non A (S n’est pas justifié dans sa croyance). Moore raisonne de la façon suivante : A seulement si B, A, donc B. Les deux raisonnements sont logiquement valides. Mais si la prémisse 2 de l’argument de Moore est vraie, l’argument de l’ignorance est alors faux. Moore affirme que l’argument sceptique repose sur un présupposé bien plus douteux finalement que la conclusion qu’il est supposé mettre en question, par exemple la croyance que j’ai deux mains. Autrement dit, le raisonnement sceptique suppose qu’on accepte une prémisse qu’il est moins raisonnable de croire que la prémisse 2 de son propre argument. Il est en effet plus raisonnable de croire qu’on a deux mains que de croire d’avoir deux mains seulement si l’on sait qu’on n’est pas trompé par un malin génie ou un cerveau dans une cuve. Bref, il n’est pas raisonnable d’accepter l’argument de l’ignorance.
Le sceptique pourrait répondre que la prémisse 2 de l’argument de Moore est fausse puisque Moore n’a pas prouvé que « Je sais que j’ai deux mains » est vrai, le déduisant par exemple d’autres prémisses qui sont connues comme vraies. Mais est-il vrai qu’on ne peut rien savoir sans l’avoir prouvé? N’y a-t-il pas des connaissances de base ou immédiates qui ne requièrent aucune preuve ? Moore affirme ainsi :
Nous sommes tous, je crois, dans cette étrange situation où nous savons beaucoup de choses, où nous savons en outre que quelque chose a dû nous les rendre évidentes, et cependant nous ne savons pas comment nous venons à les savoir, c’est- à-dire nous ne savons pas où réside l’évidence. (1925, p. 147)
Nous n’avons pas besoin de savoir ce qui rend une proposition plus raisonnable qu’une autre pour savoir qu’elle est plus raisonnable. Toutefois, on peut craindre, ou se réjouir, qu’un sceptique ne soit pas le moins du monde impressionné par une affirmation de ce genre ! Il continuera probablement à trouver que Moore ne fait rien d’autre qu’une pétition de principe en faveur d’une prétendue connaissance qu’il s’attribue indûment.
Certains philosophes ont été tentés par d’autres réponses au scepticisme. Fred Dretske (1970) a montré que «savoir que p» ne requiert pas notre capacité d’éliminer toute proposition qu’on sait incompatible avec p. On doit seulement pouvoir éliminer les alternatives pertinentes. La présence d’un malin génie ou le fait d’être un cerveau dans une cuve ne sont pas des alternatives pertinentes à ma croyance que j’ai deux mains, par exemple. L’hypothèse sceptique n’est pas une alternative pertinente. Le sceptique va cependant demander comment nous savons ce qui est, ou non, une alternative pertinente. Pourquoi être un cerveau dans une cuve ne serait-il pas une alternative pertinente à ma croyance d’être… je ne sais pas quoi exactement, mais en tous les cas, pas cela ? Cette solution des alternatives pertinentes rend possible une « abominable conjonction », sous la forme suivante :
« Je sais que j’ai deux mains et je ne sais pas que je ne suis pas un cerveau dans une cuve». Mais comment puis-je savoir l’un sans savoir l’autre, demande le sceptique? Et comment pourrais-je savoir que je sais que j’ai deux mains, et que cela implique que je ne suis pas un cerveau dans une cuve, sans savoir que je ne suis pas un cerveau dans une cuve ?
Une autre réponse au sceptique consiste à insister sur le fait que l’usage du terme «connaître» varie d’un contexte à un autre. Dans certains contextes, les exigences requises pour parler de connaissance sont faciles à satisfaire. Par exemple, la lumière est faible, Christophe me sert quelque chose à boire et je dis: «Ah, c’est du vin!». Reconnaître qu’il s’agit de vin, même quand la lumière est faible, cela ne (me) pose pas de problème. D’autre fois, les exigences sont élevées et difficiles à satisfaire. Mike me sert un verre, et je dis, après avoir goûté, mais sans avoir vu l’étiquette: «Ah, c’est un Saint-Estèphe 1992 ». Que je sache qu’il s’agit bien de ce vin-là est beaucoup plus exigeant. Supposons maintenant que je bois un verre de vin, qui se trouve être du Saint-Estèphe 1992. Je dis «Ah, Mike, tu me gâtes, c’est un Saint-Estèphe 1992, de cette partie du vignoble qui se trouve juste au-dessous de la petite chapelle, celle vendangée le 22 septembre après dix heures (je goûte de nouveau), et pas avant onze heures en tout cas ». Cette fois est introduit un contexte épistémique dans lequel les exigences sont très élevées. Dans le premier contexte, je dois simplement être capable de distinguer vin et, disons, jus de raisin ou même simplement Coca-Cola. Ce n’est pas difficile. Dans le second contexte, je dois être à même de distinguer un Saint-Estèphe 1992 d’autres vins, qui peuvent s’en rapprocher, et de Saint-Estèphe d’autres années. Dans le troisième contexte, je dois être capable de distinguer un Saint-Estèphe 1992 qui a des particularités difficiles à saisir. Ce troisième contexte est du type que le sceptique préfère. L’élévation du niveau d’exigence épistémique est tel qu’il est impossible d’y satisfaire. L’échec cognitif est presque garanti dès le départ. Le sceptique fait de même en introduisant un malin génie ou en supposant que je suis un cerveau dans une cuve. Il nous place dans un contexte dans lequel, finalement, l’exigence pour la connaissance devient si élevée (le malin génie me trompe comme il veut, je ne peux évidemment pas savoir que je suis ou que je ne suis pas un cerveau dans un cuve) qu’il est impossible, dès le départ, de la satisfaire. Si le scepticisme se cantonne à ce type de contexte, il n’est alors peut-être plus qu’une affaire de philosophe qui pinaille…
Remarquons que Moore, dans son argument, a tort d’introduire de lui-même l’hypothèse sceptique. Car le contexte de l’affirmation «j’ai deux mains» devient dès lors problématique. Simplement, dans la plupart des contextes ordinaires, ou même moins ordinaires (un laboratoire scientifique par exemple), l’hypothèse sceptique n’a pas cours. Le contextualité en épistémologie ne dit pas que l’hypothèse sceptique n’est pas une alternative pertinente à ce que je prétends savoir – dans le contexte où elle est proposée, elle m’empêcherait réellement de savoir, par exemple, que j’ai deux mains. Il accorde finalement beaucoup au sceptique en reconnaissant que, dans le contexte dans lequel lui, le sceptique, se situe, il a raison de contester notre prétention à savoir quoi que ce soit. Si le contextualité a raison, l’argument de l’ignorance est correct. Seulement, il suggère que nous pouvons nous situer dans d’autres contextes dans lesquels l’hypothèse sceptique n’aurait pas cours.
Finalement, pour un contextualité, « connaître » fonctionne comme « grand ». Une souris peut être grande par rapport à une puce et petite par rapport à un éléphant. Toutefois, cet argument contextualité semble fragile. Si je reconnais que dans un certain contexte, celui de l’hypothèse sceptique, nous ne pouvons rien connaître, comment un changement de contexte rendrait-il la connaissance possible? Comment les critères de la connaissance pourraient-ils être variables en fonction des contextes? Le sceptique pourrait au final se frotter les mains en remarquant que, de nouveau, c’est une pétition de principe de prétendre se situer dans un contexte non sceptique. Et c’est aussi introduire une forme de relativisme dans la connaissance de dire que S sait que p relativement au contexte C.
Raisonnons alors autrement. Supposons que je me promène, sur une plage au petit matin, alors que la mer s’est retirée. Je remarque des traces toutes fraîches de bottes. Je peux faire plusieurs hypothèses :
(1) Un lève-tôt avec des bottes s’est promené sur cette plage un peu avant moi.
(2) Une vache chaussée de bottes s’est promenée sur cette plage un peu avant moi.
(3) Une sirène s’est amusée à faire des traces de bottes sur cette plage afin de me faire croire (1) ou (2).
(1) est l’explication la plus simple et la plus économique. Elle explique les traces. (1 ) est aussi compatible avec tout ce que je sais par ailleurs, alors que (2) l’est nettement moins. Penser (1), étant donné les traces de bottes dans le sable mouillé, c’est faire une inférence à la meilleure explication (et raisonner de façon adductive). Bertrand Russell dit ainsi :
Il n’y a pas d’impossibilité logique dans l’hypothèse que la vie tout entière n’est qu’un rêve dont nous créons nous-mêmes les objets et les événements. Pourtant, bien qu’il n’y ait pas d’impossibilité logique, nous n’avons pas la moindre raison de penser que cette hypothèse est vraie ; de plus, en tant qu’instrument destiné à rendre compte des faits de notre vie, elle est moins simple que l’hypothèse du sens commun selon laquelle il y a des objets réels, distincts de nous et dont l’action qu’ils ont sur nous est la cause de nos sensations. (1912, p. 44)
La meilleure explication du fait que je vois en ce moment un écran d’ordinateur devant moi, et que je viens d’écrire que je vois en ce moment un écran d’ordinateur devant moi, c’est qu’il y en ait un et que je vienne de l’écrire – même si je peux faire l’hypothèse osée que je suis un cerveau dans une cuve et qu’on me stimule de telle façon que je croie avoir devant moi un écran d’ordinateur et avoir écrit que je vois en ce moment un écran d’ordinateur devant moi.
Cependant, on peut se demander si la notion de «simplicité » ou celle d’« économie » sont si claires que cela. Après tout, l’hypothèse d’un malin génie n’a rien de compliqué et elle est économique. De plus, la meilleure explication n’est parfois pas si bonne que cela. Si un vol est commis, qu’on trouve Charles à proximité du lieu du délit, qu’il a déjà été condamné pour vol, qu’on l’a vu «rôder» dans le coin, on pourrait être tenté de l’accuser. Mais cela n’implique nullement que la meilleure explication est que Charles est le voleur. S’il était condamné en partant du principe que c’est l’explication la plus simple et la plus économique, cela nous semblerait injuste, tant qu’on n’a pas de preuves de son forfait. Remarquons aussi que le promeneur matinal sur la plage face à des traces de pas – l’exemple précédent – ne fera sans doute aucun choix entre des hypothèses comme (1), (2) et (3). Il pensera (1) non pas parce que c’est la meilleure explication – mais absolument, sans la comparer avec aucune autre explication moins bonne. Tant que nous n’avons pas dûment constaté que l’existence du monde extérieur est vraiment la meilleure explication de notre croyance en son existence, nous ne pouvons pas prétendre qu’il existe.