Autrui :Vers le rapport de force
Quelles sont les règles du jeu qui se déroulent entre autrui et moi ? La vie en société ne cesse de les transformer et de les complexifier. Il est donc plus simple et plus éclairant pour comprendre les bases de ce jeu de reprendre la stratégie de Hegel qui consiste simplement à analyser le face à face initial entre deux sujets, c est-à-dire entre deux consciences.
Imaginons donc deux êtres doués de conscience face à face, chacun se sentant avant cette rencontre aussi seul que Robinson sur son île Et cette rencontre apparemment ne peut bien se passer, car chacune des consciences se caractérise avant tout comme pouvoir d’affirmation et de négation. Car être deux, cela peut signifier être incompris, ou à l’extrême être un de trop. Éclairons cela en nous penchant sur les protagonistes de la rencontre. Ce que chacun désire, c’est d’être reconnu par l’autre comme un veritable sujet et non pas seulement comme un objet parmi d’autres. Il faut donc que puisse se refléter en l’autre ce qui caractérise chacun comme sujet : le pouvoir de la conscience, c’est-à-dire la liberté de faire ce que chacun veut. Or il n’existe qu’une façon de faire reconnaître son pouvoir par autrui, c’est de le soumettre.
Orwell, 1984, Troisième partie, 1949
L extrait suivant met en scène un dialogue entre un bourreau, O’Brien, et sa victime Winston Smith. O’Brien s’amuse à philosopher sur les rapports entre conscience, liberté et pouvoir, tout en continuant à torturer Winston :
« Pour quel motif voulons nous le pouvoir ? Allons, parlez, ajouta-t-il, comme Winston demeurait silencieux.
– Vous nous gouvernez pour notre propre bien, dit-il faiblement. Vous pensez que les êtres humains ne sont pas capables de se diriger eux- mêmes et qu’alors…
Il sursauta et pleura presque. Il avait été traversé d’un élancement douloureux. O’Brien avait poussé le levier du cadran au-dessus de 35…
– C est stupide, Winston, stupide, dit-il, vous feriez mieux de ne pas dire de pareilles sottises. […]. Nous savons que jamais personne ne s empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. Commencez vous maintenant à me comprendre ?[…] Comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston ?
Winston réfléchit :
– En le faisant souffrir, répondit-il.
– Exactement. En le faisant souffrir. L’obéissance ne suffit pas. Comment s’il ne souffre pas peut-on être certain qu’il obéit, non à sa volonté, mais a la vôtre ? Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer I esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. »
La sentence d’O’Brien est terrible : « l’obéissance ne suffit pas ». Cela signifie que la lutte pour la reconnaissance qui se déroule entre deux consciences est en réalité une lutte à mort. La liberté et le pouvoir qui caractérisent le sujet se manifesteront dans toute leur évidence au moment ou l’un des deux protagonistes suppliera l’autre d’arrêter – pour ne pas mourir.
Dans cette perspective, la première règle du jeu consiste à rappeler qu’il y a donc dans le rapport à autrui un vainqueur et un vaincu, un dominant et un dominé, un maître et un esclave.
Mais il convient aussitôt de rajouter comme seconde règle que la partie n’est jamais finie. Les rapports de force dominant/dominé sont en effet profondément instables car ils sont porteurs d’une contradiction interne : le maître a besoin de l’esclave et en ce sens vit sous sa dépendance.
Ces rapports de force sont donc toujours en évolution et peuvent se définir comme une lutte de résistance : chacun a besoin pour s’affirmer en tant que sujet de résister à autrui, à ses intérêts, ses désirs et ses volontés. Et c est pour ne pas subir trop violemment ces rapports ou mieux les vivre que chacun se dissimule derrières ses masques. Pourtant, il nous arrive d’être fatigué par les conflits incessants et de rêver à la possibilité d une reconnaissance réciproque sans violences. Il nous arrive d’espérer un rapport où la rivalité, la méfiance et la fierté laisseraient place à un intérêt, une volonté et un désir partagé. Ce genre de rapport, s’il existe prend le nom d’amitié.
Vidéo : Autrui :Vers le rapport de force
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