L'individu et l'universel
Le malheur est-il nécessaire au bonheur, l’injustice à la justice et faut-il prier les dieux « pour qu’il y ait toujours des maladies et des menteries » ? L’ironie que Plutarque exerçait contre les stoïciens s’appliquerait aussi bien à toutes les philosophies dont l’ambition commune est de justifier le monde tel qu’il est, et qui subordonnent pour ce faire le point de vue de l’individu au point de vue de l’ensemble. Pour Leibniz, certes, l’ensemble n’existe pas indépendamment des parties qui le composent : Dieu ne crée pas un monde dans lequel ensuite il jetterait des individus ; il crée un monde peuplé d’individus dont chacun est un « miroir vivant » du tout auquel il appartient et qu’il « exprime » d’une manière originale. Aussi a i il d’eux une notion qui l’empêche de les tenir pour quantité négligeable et qui ne peut être séparée de celle qu’il a de l’univers. La multiplicité des individus qui composent et expriment le monde est pour ainsi dire la multiplication du monde par lui-même1. Chacun d’ailleurs est une substance simple ; il a en lui-même le principe de son existence et ne diffère donc pas seulement numériquement mais encore qualitativement des autres. Mais, si la notion des individus est contenue dans l’entendement divin eu même temps que celle de l’univers entier, elle ne l’est pas au même titre. Leibniz a beau affirmer que le meilleur des mondes l’est « non seulement pour le tout en général mais encore pour nous-mêmes en particulier », notre existence particulière n’entre d’abord en jeu dans le choix du meilleur que dans la mesure où elle participe à celle du tout. Dire que « Dieu n’a pas de volontés détachées», c’est dire qu’il n’a pas égard aux individus en tant qu’individus. Uniques et irremplaçables, ceux-ci le sont en un sens, mais pour autant seulement autant qu’ils contribuent à l’ordre général. Leur notion n’a sa place dans l’entendement de Dieu qu’en rapport avec sa volonté de créer un monde selon les lois de l’harmonie universelle. C’est pourquoi un mal particulier, quel qu’il soit, est un moindre mal. Que quelques-uns doivent souffrir plus que d’autres, lors même qu’ils auraient fait souffrir moins que d’autres, on le déplorerait moins si l’on considérait que, dans son concept même, l’individuel implique l’universel, et qu’il n’existe donc pas pour soi mais en vue du tout.
Hegel ne dit pas fondamentalement autre chose : l’absolu est l’« Idée » infinie dont tout être singulier tire son sens mais dont il ne constitue proprement, comme être fini, qu’une détermination relative et provisoire ; il est toujours besoin, pour cet être fini, d’autres déterminations et « c’est seulement en elles toutes ensemble et dans leur relation » qu’il accède à l’existence ; simple particularisation de l’universel, il ne révèle pas seulement ainsi « le caractère borné de son être-là », mais encore sa vocation à périr et à se perdre0 comme périssent et se perdent, en accomplissant leur tâche, les héros et les martyrs de l’Histoire. Pour le dernier grand métaphysicien, l’Histoire est précisément l’unité dialectique de l’universel et du particulier, unité telle que l’universel, qui se nie dans le particulier, « résulte à son tour du particulier et de sa négation » : comme l’idée elle-même, c’est un processus orienté vers une fin par rapport à laquelle la violence et la souffrance des hommes sont autant de moyens utiles à sa réalisation. Un tel processus enveloppe sa propre justification. Le malheur de la conscience individuelle v reçoit le statut d’un moment nécessaire sur le chemin de la réconciliation dernière de l’Esprit avec lui- même. En lui et par lui s’accomplit une vérité qu’elle ignore et dont elle n’est pas la mesure.
Au-delà des réserves qu’appelle, en général, la prétention du concept à résoudre en lui les distorsions du vouloir et du pouvoir vivre, c’est précisément cette réduction du mal à une dissonance locale dans la grande symphonie du monde ou à une étape douloureuse mais inévitable de l’Histoire et de son progrès, qu’a mis définitivement en question le totalitarisme. Le dérangement de l’ordre ancien coïncide alors avec l’institution d’un ordre nouveau. Où il n’y avait qu’une partie dans un tout, il y a désormais la forme même d’un tout. Par sa vocation planétaire et millénaire autant que par le nombre ahurissant de ses victimes, il fait apparaître le mal comme le « sens » général du monde existant. Mais le nombre n’y fait rien. Si l’argument de l’ordre échoue, c’est précisément parce qu’en référant le mal à la « suite » ou à la « liaison » des choses, il se terme à une question qui est originairement une question posée en première personne : pourquoi moi ?Hegel
Cette question suggère qu’il n’y a pas, lorsqu’un homme souffre, une souffrance dans le monde, mais un monde de souffrance . Elle n’est d’ailleurs pas nécessairement celle que poserait, pour son propre compte, un individu que définirait d’abord son égoïsme ou son opposition à l’universel : c’est aussi bien celle qu’adresse à une personne singulière, en un appel qui conteste ses privilèges et l’ouvre a sa responsabilité, une autre personne singulière. Ainsi se trouve renversée une proposition que l’on trouve encore chez Scheler et selon laquelle « le sens de la souffrance est dans le sacrifice de la partie pour le tout » Ce renversement implique un recentrement : il reconduit toute interrogation sur le mal à la subjectivité comprise sinon comme la source, du moins comme le lieu d’un sens que la souffrance, réellement, suspend, et qui correspond pour elle à son expulsion du monde et de l’histoire.