Mal physique , mal d'injustice et détail des choses : Le doute de malebranche
Cette justification, appartient-il à la raison de la donner ? Ce serait le cas s’il n’existait pas, précisément, un mal d’injustice. Sur le malheur innocent et la prospérité des méchants, Malebranche produit deux arguments.
Le premier reconduit, comme chez Leibniz, à la « généralité » et à la « simplicité » des voies de Dieu, dont dépendent en particulier la communication du mouvement des corps, l’union de l’âme et du corps et l’union de l’âme avec la Raison universelle ; ce sont ces voies, par exemple, qui entraînent, comme leur
« suite naturelle », la grêle qui ravage les moissons d’un homme de bien. Non que Dieu n’agisse parfois par des volontés particulières mais on ne peut imaginer qu’il viole constamment, pour complaire à ses créatures, l’ordre qu’il a établi dans la nature. Par la bouche de Théodore, Malebranche y insiste : « plus la Providence est générale, plus elle porte le caractère des attributs divins ». Cet argument cependant trouve vite sa limite : il paraît tout soumettre à une nécessité aveugle et ne porte pas assez le caractère de « la bonté paternelle de Dieu avec les bons » et de « la sévérité de sa justice envers les méchants ». A quoi bon, dès lors, le nombre infini d’étoiles r Que nous importe « que les mouvements des deux soient si bien réglés » ? Une véritable Providence ne devrait-elle pas être moins générale et distribuer le bien et le mal exactement selon les mérites r Appelé par Théodore à contempler « le bel ordre des créatures » et « la conduite simple et uniforme du Créateur », Artiste ne peut que répondre : « Oui (… ] mais j’ai la vue trop courte. [… | J’ai découvert bien un pays mais cela si confusément que je ne sais que vous dire. Vous m’avez placé trop haut. On découvre de fort loin mais on ne sait pas ce qu’on voit […]. Ah ! je vous prie, un peu plus rie détail ! » Théodore le concède : « Ce que nous disons là est [trop] général et n’exclut pas une infinité de raisons » qui nous rendent finalement la sagesse de Dieu « incompréhensible ».
C’est à ce point précisément qu’un deuxième argument est introduit, avec lequel l’argument de l’ordre entretient une relation circulaire. Or cet argument n’est pas autre que l’argument de la liberté dans sa forme scripturaire : il consiste à distinguer entre la forme première et la forme seconde de l’ouvrage de Dieu et à introduire entre elles le péché et ses funestes conséquences. C’est le péché, en particulier, qui a fait perdre à l’homme l’autorité qu’il avait naturellement sur son corps et qui l’a rendu sujet à toutes sortes de passions et d’afflictions S’en déduisent trois propositions : a) si Dieu afflige les justes — de même que s’il a fait les puces ! —, « c’est qu’il veut les éprouver et leur faire mériter leur récompense » ; b) tous les hommes étant pécheurs, « aucun ne mérite que Dieu quitte la simplicité et la généralité des lois » (comme celle qui fait tomber la grêle) pour proportionner actuellement son secours à sa conduite ; c) tôt ou tard, « Dieu rendra à chacun selon ses œuvres ».