Le perversion du cœur : Le point de vue de la victime
Mais, s’il n’y a plus de coupables, n’y a-t-il plus de victimes ? Et le mal subi par celles-ci ne donne-t-il pas précisément la mesure du mal commis par ceux-là ? Ce n’est pas la terre mais la souffrance qui « crie vengeance ». C’est donc elle aussi qui fait du bourreau un coupable et de l’exigence qui nous conduit à lui attribuer — fût-ce problématiquement — des intentions, plus qu’une exigence seulement formelle. Elle est une raison à la fois objective et subjective de dénoncer le mal et de ne pas laisser celui-ci impuni. La victimisation, qui est au centre de l’évolution contemporaine du droit, traduit les apories de la responsabilité. Même si elle tend parfois perversement à les cultiver — comme le montre la tendance de l’individu à renoncer à son autonomie ou, plus gravement, l’aptitude du bourreau à se poser lui-même en victime —, elle vise d’abord à les résoudre. Au moins rend-elle le mal à son lieu propre. Elle empêche de conclure, de son absence de raison en Dieu et de son absence apparente de cause en l’homme, que le mal n’existe pas.
Ou est le mal ?— c’est précisément la question qui demeure, une fois enregistrée notre impuissance à déterminer pourquoi le mal. A cette question, on peut être tenté de répondre d’abord, en accord avec une tradition que reflète encore pour nous la dualité interne de ce concept, que le mal est dans l’âme lorsqu’elle pèche et dans le corps lorsqu’il souffre. Mais les remarques précédentes rendent incertaine la première partie de cette réponse. Elles nous obligent à tenir seulement pour certain, en élargissant ce terme à la totalité de la personne humaine en situation, que le mal est dans le corps lorsqu ‘il souffre.
La limite de la conception kantienne est donc aussi, en un autre sens, la limite de la conception arendtienne du mal. Pour Kant, d’accord avec une tradition qui remonte au socratisme et au stoïcisme et à laquelle Schopenhauer et Nietzsche mettront fm, le mal « proprement dit » est le mal moral ; le mal physique ne peut être dit tel qu’en un sens « relatif» et « conditionnel ». Mais il serait bon de considérer, avec Leibniz, que « le mal moral n’est un si grand mal que parce qu’il est une source de maux physiques ». Mal faire, c’est faire mal : c’est faire souffrir. La faute, comme la responsabilité, n’a de sens que lorsque la liberté de l’agent est référée à l’affection d’un patient. Ainsi seulement l’existence d’autrui peut être prise en compte par la réflexion — comme elle ne l’est jamais dans la doctrine kantienne du mal radical, ou le mal n’est pas souffrance infligée au semblable mais transgression d’une norme préexistante. Cette transgression, d’ailleurs, ne serait-elle pas moins obscure — et le « fait » du mal moins « impénétrable » — si elle était tenue pour l’acte, non d’une volonté immotivée, mais d’une volonté qui s’enracine elle-même dans la souffrance et tire de celle-ci sa motivation prochaine ou lointaine ? Comme l’atteste universellement la vengeance, le mal physique ne détermine pas seulement le contenu, il est encore la source du mal moral. Il ne fait pas des bourreaux des victimes mais laisse penser que le même principe fait, subjectivement, les bourreaux et les victimes. Aussi le mal commence-t-il avec Caïen meurtrier de son hère et non avec Adam violant l’interdit formel et vide imposé par Dieu à sa créature.
Arendt, il est vrai, tient le mal moins pour l’abîme que pour l’absence de la liberté, et elle comprend cette absence comme une forme d’indifférence des individus aux traits qui définissent leur espèce et que chacun, par l’action et par la parole, partage avec ses semblables. C’est pourquoi elle parle, dans toute son œuvre, pour les victimes, en qui elle voit d’abord les membres épars d’une « pluralité humaine » à reconstruire. Mais cette manière de parler pour les victimes ne l’amène nullement à mettre le mal physique au centre de ses analyses. Ce n’est pas leur souffrance qui, explicitement, appelle la condamnation d’Eichmann, mais la destruction de F« harmonie naturelle » et du modèle que celle-ci représentait dans la Grèce antique pour l’organisation des cités humaines. Le mal « proprement dit » est ainsi, pour elle, le mal politique — non au sens où la politique serait le mal mais au sens, au contraire, où le mal ignore en l’homme l’« animal politique » et défait l’espace de délibération et d’initiative où plusieurs, partout sur la terre, décident en commun de leur avenir. C’est pourquoi la réponse au mal est à ses yeux faction, comprise comme une reconquête, en droit illimitée, de la liberté par elle-même. C’est pourquoi aussi la religion n’a pas dans sa perspective une place centrale. La douleur physique est présentée comme l’exception qui confirme la règle : elle est la seule expérience absolument « privée » et « incommunicable » — la seule autrement dit « que nous soyons incapables de transformer pour lui donner une apparence publique ». Mais pourquoi seulement la douleur physique ? Le malheur n’est-il pas, autant que la douleur, une expérience absolument propre ? Et ne suspend il pas comme elle notre appartenance à une histoire, à une culture et à un monde communs ? N’est-ce pas précisément par son pouvoir de détruire toutes les appartenances et de produire un être « isolé » et « désolé » que le mal, dans toutes les situations mais de manière exemplaire et dans une mesure sans doute jamais atteinte dans l’univers concentrationnaire, se montre comme ce qu ‘il est ?
Dans le malheur comme dans la douleur, la souffrance est l’expérience globale qui suspend l’action et la parole et tend à réduire l’homme à une chose. En elle se concentrent et se réalisent, quels qu’en soient le degré, l’origine et l’étendue, imites les actions que nous désignons comme des «violences» ou comme des injustices ». Sa protestation impuissante est donc au principe de toutes les puissances que la liberté met en œuvre pour tenter de se reconquérir et d’apporter au mal sa réponse.la conception kantienne