La culture :Le génie existe-t-il ?: kant critique de la faculté de juger paragraphe 46
Dans un célèbre paragraphe de La critique de faculté de juger; Kant, s’interrogeant sur la spécificité des règles propres aux beaux-arts, expose et définit les caractéristiques du génie. Le problème est toujours le même : si l’artiste ne suit pas un plan, c’est-à-dire des règles déterminées à l’avance, mais seulement un projet qui lui permet pourtant de réussir une oeuvre exemplaire, il faut alors forcément admettre que le véritable artiste est capable d’inventer les règles de sa création à mesure qu’il la fait. Cette capacité à inventer et à donner des règles à l’art s’appelle le talent et constitue la première caractéristique du génie.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 46, 1790
Les beaux-arts sont les arts du génie
« Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art.
Quoi qu’il en soit de cette définition, qu’elle soit simplement arbitraire ou qu’elle soit ou non conforme au concept que l’on a coutume de lier au mot de génie (ce que l’on expliquera dans le paragraphe suivant), on peut toutefois déjà prouver que, suivant la signification en laquelle ce mot est pris ici, les beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du génie.
Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout d’abord représenté comme possible, si on doit l’appeler un produit artistique. Le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur la beauté de son produit soit dérivé d’une règle quelconque, qui possède comme principe de détermination un concept, et par conséquent il ne permet pas que l’on pose au fondement un concept de la manière dont le produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes concevoir la règle d’après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or puisque sans une règle qui le précède un produit ne peut jamais être dit un produit de l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet (et cela par la concorde des facultés de celui-ci) ; en d’autres termes les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie.
On voit par là que le génie : 1 ° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ;il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C’est pourquoi aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l’inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l’art ; et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts. »
En précisant que le talent est un « don naturel », Kant essaye d’éviter les interprétations fumeuses ou mystiques faisant du génie un don divin ou un « être béni des dieux ». Pourtant l’expression de « don naturel » reste problématique car elle renvoie directement à l’idée que l’on naît génial mais qu’on ne le devient pas. Elle semble signifier qu’il est dans la nature de certains sujets ou individus de posséder un talent qui permet de donner des règles à l’art. Le talent est un terme, comme l’art, la beauté, le génie ou la grâce, dont la définition pose de multiples problèmes. Il y a aussi l’idée qu’il suffirait peut-être de le définir pour en avoir, mais le fait qu’il soit présenté comme un « don » interdit d’aller dans cette direction. Et si l’on affirme, en s’appuyant sur le texte, que le talent consiste à parvenir à faire ce que les autres ne peuvent au mieux qu’imiter et généralement ne pas faire ; une telle définition nous entraîne dans des contradictions qui nous ramènent directement à une explication mystique. Car, si certains possèdent ce don par nature et d’autres non, cela suppose une double nature humaine, ce qui est une contradiction dans les termes puisque ce qu’un être possède par nature ne peut être ôté sans que l’être tout entier en soit affecté. Tel est le cas, par exemple, de la liberté qui si elle définit l’humanité ne peut être aliénée, donnée ou vendue sans renoncer aussitôt à son humanité. À moins de supposer donc que les génies ne sont pas des hommes, mais des êtres d’une nature supérieure, les caractérisations du génie et du talent nous semblent pourtant avoir une grande pertinence comme fiction heuristique car elles permettent de résoudre les difficultés liées au problème fondamental de l’art ; à savoir : comment expliquer la réalisation ou la création d’une œuvre d’art à la fois originale, unique et exemplaire ?
L’explication, comme souvent, arrive au détour d’une parenthèse : « Or puisque sans une règle qui le précède un produit ne peut jamais être dit un produit de l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet (et cela par la concorde des facultés de celui-ci) ; en d’autres termes les beaux-arts ne sont possibles que comme produits du génie. ». Une lecture attentive de Kant nous apprend que l’esprit du génie se caractérise par l’accord entre la faculté d’imaginer et la faculté de conceptualiser, de suivre ou de donner des règles ; pour le dire plus simplement : un accord entre l’imagination et l’entendement. Et cet accord donne au génie le pouvoir d’inventer de nouvelles règles, puisque sa faculté d’inventer en toute liberté (autrement dit son imagination) concorde avec l’entendement et lui permet d’imaginer de façon réglée et de produire ainsi une œuvre à la fois originale et exemplaire.
L’originalité et l’exemplarité, conséquence du talent, constituent la première et deuxième propriété du génie et ne peuvent en ce sens aller l’une sans l’autre. Car si nous séparons l’originalité de l’exemplarité, elle peut très vite et très facilement se confondre avec l’absurdité. Il est assez facile d’imiter et très facile de faire n’importe quoi en espérant se faire passer pour artiste ; mais ce qui définit véritablement l’originalité et la distingue de l’absurdité et des vaines imitations, c’est qu’elle est toujours à l’origine d’un mouvement et par cela même exemplaire. Un génie se reconnaît en ce sens au fait d’avoir des disciples mais de ne pas avoir de maître. C’est aussi en ce sens que l’œuvre d’art du génie se reconnaît au fait de pouvoir servir d’exemples et de modèles. Aujourd’hui même, un certain nombre de musées revendiquent leur modernité en se fondant sur ces critères liés à l’influence et à l’exemplarité, car ils permettent d’intégrer au domaine de l’art des artistes ou des courants qui en leur temps furent décriés et dévalorisés mais dont on a pu mesurer l’influence, le temps passant.
De tels critères peuvent peut-être aussi permettre de distinguer l’importance ou la valeur d’un génie (ou de ses oeuvres) en examinant les ruptures et les influences qui l’ont accompagné. On pourrait même imaginer classer les artistes et les œuvres en supposant qu’un artiste à l’origine d’une mode est inférieur à celui qui est à l’origine d’un style, lui-même inférieur à celui qui est à l’origine d’un mouvement, et tous inférieurs aux quelques-unes à l’origine d’une rupture radicale et d’une époque tels les Michel-Ange ou Léonard de Vinci dont l’art symbolise la Renaissance.Pourtant si ces propriétés permettent de mesurer l’influence d’un artiste et même d’exposer dans tous les sens du terme ses œuvres, elles ne permettent pas pour autant de comprendre et d’expliquer ce qui produit dans le génie l’accord de ses facultés. Kant va même encore plus loin, puisque le génie lui-même ne parvient pas à expliquer ce qui se passe dans et entre son imagination et son entendement : « le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables ». Le mystère du génie, en plus du problème de son origine, se double donc aussi du mystère de son « inexplicabilité » et de son inapplicabilité aux autres. Et c’est au détour d’une troisième et dernière parenthèse que Kant nous propose une nouvelle piste tout aussi mystérieuse que les précédentes « l’inspiration dont procèdent ces idées originales ». Et de la même façon que nous supposons que le génie n’est qu’une fiction heuristique, il s’agit à présent de s’interroger sur cette mystérieuse « inspiration » pour essayer de percer les secrets des règles de l’art.
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