Autrui:larvatus prodeo
Dans Le masque, Guy de Maupassant nous conte l’histoire d’un couple. Lui aime l’apparence plus que tout et meurt de ne plus plaire. Il finit sa vie, asphyxié par un masque censé lui redonner la jeunesse perdue, dans des bals costumés qu’il ne peut s’empêcher de fréquenter. Elle, elle l’a aimé mais le déteste tout autant, ne pouvant lui pardonner d’avoir brisé par ces écarts perpétuels le rêve d’une relation tusionnelle. Maupassant les décrit vieux, face à face. Et dans le regard de l’homme, il n’y a plus que le regret de ne plus être ce qu’il a été Dans son regard à elle, il y a ce mélange de joie et de haine, la ¡oie de pouvoir refleter le visage de l’autre dans toute sa vieillesse, la haine pour cet homme qu’enfin les femmes ne recherchent plus.
Sous ce masque, ces désirs et ces frustrations, se dévoile toute la complexité du rapport à autrui. Car il peut aussi bien être celui que | aime que celui que j’envie, celui qui me ressemble que celui qui m effraie, celui qui me divertit ou celui qui par son absence et parfois meme sa présence me fait sentir mon infranchissable solitude. Il y a moi et il y a les autres. Entre les deux, il y a autrui, cet autre particulier a la fois alien et alter ego, dont souvent je ne peux me passer maii qui en même temps et déjà m’insupporte.
Il s’agit de savoir si un autre rapport est possible, ou si simplement un veritab e rapport est possible avec autrui. Il s’agit de comprendre si |e peux l’atteindre sous ses masques ?
Larvatus prodeo
Autrui est dès l’abord un mot très particulier qui ne peut pas être défini par un article : on ne peut dire « l’autrui ». « Autrui » comme « on » sont des pronoms indéfinis qui ont la particularité de désigner une réalité sans jamais s’incarner précisément dans une chose.
On comprend déjà qu’autrui renvoie vers les autres consciences c’est-à- dire vers justement ce qui rend les autres à la fois semblables et différents e moi, proches et lointains. Il semble en ce sens pouvoir désigner l’autre non pas en tant qu’objet parmi d’autres mais comme personne.
Aller d autrui à personne, c’est à la fois lui donner un statut de sujet doué de conscience, mais aussi insister sur les difficultés à l’appréhender. « Personne » renvoie étymologiquement à persona qui désigne en latin le masque des comédiens.
Afín de comprendre les rapports que chacun de nous entretient avec autrui, il convient donc d’étudier d’abord ce jeu de masque qui se déroule sous nos yeux, entre autrui et moi, entre chacun de nous qui nous avançons masqués. Que sommes-nous pour autrui ? Pour le savoir, suivons attentivement cette pensée de Pascal :
Biaise Pascal, Les Pensées, 1670
« Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non ; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même.
Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait- on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »
Le but des pensées de Pascal est toujours le même : (r)amener l’homme à Dieu symbole d’éternité et de perfection. Il prend dans cette pensée un détour qui consiste à montrer qu’il est impossible d’aimer autrui car chacun est toujours pour autrui impossible à définir et à connaître. Pascal part de la question la plus simple, et la plus répandue, celle que pose aussi bien l’enfant que la femme qui s’apprête ou l’homme qui marche dans la rue : que suis-je pour autrui ? Et la réponse, comme toujours, est cinglante : je ne suis qu’un passant parmi les autres, c’est-à-dire un anonyme qui ne fait que passer. Moi pour autrui, ou autrui pour moi, nous ne sommes pas du côté de l’Être, de l’impérissable ou du défini ; nous ne sommes que des particuliers indistincts et en mouvement dans le chaos de nos existences. Et souvent, cette indifférence et cette solitude pèsent lourd sur la conscience de chacun. Alors nous tentons de nous soulager
ou simplement de nous divertir en essayant de sortir de l’indifférence à l’égard d’autrui, plus encore en faisant attention à lui – et cela s’appelle 1 amour : aimer autrui, c est faire attention à lui en particulier.
Pascal repose le problème en partant de la question qui pour beaucoup semble la plus décisive : quand autrui dit m’aimer en particulier, est ce véritablement moi qu’il aime ? Et la réponse est aussi courte que violente : on n aime personne en particulier parce que nous ne nous attachons qu’à des particularités appelées sans cesse à disparaître.
Entrons dans le détail de cette réponse car elle affirme en même temps qu’il est impossible de définir autrui, et de détacher les masques qu’il me présente. Commençons par le masque le plus agréable et qui prend le nom de beauté. Elle semble souvent être un critère distinctif et conférer une identité et parfois même un rang à celui ou celle qui la possède. Mais au fond, comme cette femme qui, dans Le masque de Maupassant, se réjouit de voir la vieillesse flétrir la beauté de ce mari infidèle, chacun sait que la beauté ne dure jamais, et que de façon plus générale aucune qualité du corps ne peut définir durablement celui qui les possède. Mais si le corps n est qu une apparence fugitive et trompeuse, ne peut-on penser que derrière 1 apparence physique, il y aurait une essence qui me permettrait de définir et d’aimer autrui en dehors des contingences et des modifications apparentes ? La réponse de Pascal est alors déconcertante, car là ou l’on s attend à voir opposer au corps et à ses changements « l’essence de 1 âme », on ne trouve au contraire que d’autres changements incertains et périssables : le moi « n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ». ,,
Les conséquences d une telle affirmation sont considérables car elles nous permettent de comprendre qu’il y a à la fois une réelle impossibilité et un véritable danger à définir autrui. En effet, si je définis autrui par des qualités en les fixant une fois pour toutes, je risque à chaque fois la déshumanisation. On ne peut oublier que seules les idéologies les plus nauséabondes ont proposé de réduire l’homme à certaines qualités physiques ou morales, excluant du même coup de l’humanité tout ceux qui ne les possédaient pas. Philosopher ici, c’est comprendre que le propre de mes rapports à autrui consiste à être pris dans un jeu de masques, d’images et d’apparences. Ce jeu, selon les cas, prend le nom de séduction ou d hypocrisie, de hiérarchie ou de sympathie ; mais dans tous les cas il nous indique que le propre des consciences consiste à ne justement jamais entièrement dévoiler son jeu à autrui -Larvatus prodeo.
Vidéo : Autrui:larvatus prodeo
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Autrui:larvatus prodeo
https://www.youtube.com/embed/bzRNYJpz-Os