La renaissance de la métaphysique
Alors que certains philosophes, particulièrement les philosophes postmodernes, célébraient la fin de la métaphysique, d’autres se réjouissaient de sa renaissance. Curieusement, cette renaissance a eu lieu au sein d’un courant philosophique présenté quelquefois comme antimétaphysique, la philosophie analytique.
Au début du xxe siècle, des philosophes anglais, comme George E. Moore ou Bertrand Russell, réagissaient contre l’idéalisme de certains de leurs compatriotes (Bernard Bosanquet, Frederick Bradley) en attaquant la métaphysique. Pourtant, dans le Tractatus logico-philosophicus (1922) de Wittgenstein, n’est-ce pas une métaphysique qui est proposée ? (Certains affirment que non, mais cela les oblige à soutenir que Wittgentein pensait que son propre livre n’avait pas de sens, ce qu’il est bien difficile de croire.) Et par bien des aspects, Moore, Russell ou Wittgenstein prétendaient indiquer quelle est la nature de la réalité. Leur rejet de la métaphysique, c’est celui de certaines thèses métaphysiques, par exemple que chaque chose entretient avec toute autre une relation interne. Ce qui revient finalement à opposer une métaphysique (des relations externes) à une autre (des relations internes), et pas vraiment à prendre congé de la métaphysique. C’est aussi le rejet de la prétention de développer une logique spécifiquement philosophique, et dès lors, plus profonde et essentielle que celle des logiciens, comme chez Hegel et les idéalistes anglais. L’empirisme logique d’un Carnap dans les années 1930, ou la philosophie anglaise du langage ordinaire des années 1950 (Ryle, Austin) sont parfois interprétés comme des machines de guerre contre la métaphysique. Mais même un coup d’œil rapide sur le livre de Carnap La construction logique du monde (1928) permet de comprendre qu’il s’agit typiquement de métaphysique. Quant au livre de Russell, La connaissance humaine (1948), qu’est-ce sinon un livre de métaphysique? Ou encore, insister sur la notion de disposition dans la compréhension de l’esprit, comme le fit Ryle, ou défendre une forme de réalisme, comme Austin, en quoi n’est-ce pas de la métaphysique ?
En ce sens, la parenthèse antimétaphysique, si elle a seulement eu cours dans la philosophie analytique, n’aura été que de brève durée, et se situe dans les années 1930. La philosophie analytique a maintenu un projet traditionnel de compréhension de la réalité et de l’esprit, celui de philosophes comme Platon, Aristote, saint Thomas, Descartes, Leibniz, voire Hegel ou Bergson. C’est le projet rejeté dans la philosophie postmoderne, ou même dans un large courant philosophique pour lequel il convient de renoncer à toute prétention métaphysique. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, la philosophie analytique accepte le programme classique de la philosophie et ne l’interprète nullement comme illusoire. C’est l’une des différences importantes entre la philosophie continentale (par exemple, Michel Foucault, Jacques Derrida) et la philosophie analytique (par exemple Willard V. Quine, Peter Strawson).
La parution en 1959 du livre de Peter Strawson, Les individus, essai de métaphysique descriptive (1959), aura à cet égard marqué un tournant : un philosophe analytique des années 1950 n’hésitait pas à se dire métaphysicien. (Un philosophe continental de la même époque s’affiche volontiers anti-métaphysicien, sinon il passera pour philosophiquement réactionnaire.) La finalité de la métaphysique descriptive est la caractérisation systématique des traits catégoriels et structurels du schème conceptuel dans les termes duquel nous parlons et pensons le monde. La notion d’engagement ontologique, proposée par Willard V. Quine, dans « De ce qui est » (1953) ou dans Le mot et la chose (1969), n’est pas moins métaphysique, même si elle est différente. Pour Quine – c’est devenu un slogan – « être, c’est être la valeur d’une variable liée». Ce qui nous permet de proposer un critère grâce auquel il est possible de déterminer à quelle sorte d’entité nous nous engageons à reconnaître l’existence dans un ensemble d’affirmations (par exemple, dans une théorie scientifique). C’est en sachant quelles sont les valeurs des variables dans des formules logiques auxquelles les discours scientifiques sont réductibles (à la différence d’autres, plus communs), que nous déterminons ce sur quoi nous nous engageons ontologiquement (ce que nous disons exister).
Toutefois, avec Quine ou Strawson, la métaphysique « grandiose » n’était pas de retour encore. II s’agissait de traiter certaines questions métaphysiques (principalement, la question de savoir ce qui existe) sans pour autant en revenir aux systèmes englobant, héritiers, dans le monde britannique, de Hegel. Les développements de la « seconde philosophie » de Wittgenstein (dans son livre posthume, Recherches philosophiques) n’encourageaient pas l’engouement métaphysique. Wittgenstein proposait d’analyser les multiples formes prises par nos usages linguistiques, alors que les philosophes ont la fâcheuse tendance – souvent identifiée comme typiquement métaphysique – à n’être aucunement attentifs à leur importante diversité dans nos pratiques effectives. Toutefois, des philosophes analytiques comme Roderick Chisholm, David Armstrong, David Lewis, Peter van Inwagen, n’ont plus aujourd’hui de réticence à élaborer de substantielles constructions métaphysiques. Cependant, dans toute cette école philosophique, et particulièrement chez les philosophes australiens qui en sont fort représentatifs, les exigences de rigueur logique, de claire détermination des thèses, d’argumentation, restent dominantes. Il n’en s’agit pas moins de métaphysique, telle qu’on peut en parler à propos des philosophes médiévaux (saint Thomas, Guillaume d’Ockham, Duns Scot, et bien d’autres) et des philosophes classiques (Descartes, Spinoza, Leibniz).
Finalement, la « renaissance », dans la philosophie analytique, de la métaphysique, est l’abandon d’une conception qu’on a pu s’en faire, mais qui ne s’imposait nullement. Il ne s’agit pas d’une discipline prétendant donner la signification profonde de l’existence ou permettant d’interpréter l’histoire, d’en saisir le sens général et, ainsi, peut-être, d’en anticiper les développements, dans une veine prophétique assez coutumière de certains philosophes continentaux et postmodernes. À cet égard, l’antimétaphysique est généralement bien plus prétentieuse que la métaphysique. En revanche, les métaphysiciens analytiques se demandent ce que sont les éléments ultimes de la réalité : des objets, des événements, des qualités, des propriétés (universelles, particulières)? Il s’interroge aussi sur la relation qu’ont entre eux événements, objets, propriétés, et dès lors sur la notion de loi. Qui cherche des réponses à des questions grandioses sur la signification générale de toutes choses et une forme de prophétisme historique sera vraisemblablement déçu par ce que les philosophes analytiques appellent « métaphysique», même si on peut penser que ce programme recouvre tout un ensemble de problèmes traditionnels qu’il aurait été dommage de délaisser – ne serait-ce qu’à cause du plaisir que nous pouvons prendre à y réfléchir et à en débattre.
L’une des questions que ces métaphysiciens se posent est de savoir dans quel type de discours aller chercher l’engagement ontologique fondamental. Est-ce dans les sciences ou dans ce que nous disons ordinairement au sujet de ce qui nous entoure ?
La plupart des métaphysiciens cherchent aujourd’hui à développer des métaphysiques qui valent pour tous nos discours. Ils retrouvent aussi toutes les questions traditionnelles de la métaphysique: existe-t-il des universaux? Qu’est-ce qui fait l’identité d’une chose? Qu’est-ce qu’une possibilité? Qu’est-ce que le temps et la persistance d’une chose à travers le temps? Les événements existent-ils ? Qu’est-ce que la causalité ? Qu’est-ce qu’une personne? Qu’est-ce que l’esprit? Sommes-nous libres? Tout est-il déterminé? Existe-t-il des choses vagues? Qu’est-ce que la réalité ? Le cas de David Lewis est à cet égard exemplaire. Ce dernier a proposé la thèse du « réalisme modal » et défend une ontologie surprenante d’univers concrets (existant dans l’espace et le temps) mais multiples. Toutefois, d’autres métaphysiciens, comme E. J. Lowe par exemple, défendent des thèses moins extravagantes, inspirées d’Aristote ou de Locke, même si elles n’ont pas de fonction exégétique.
Ces philosophes contemporains, qui n’hésitent pas à repenser d’anciennes thèses métaphysiques dans des termes qui leur sont propres, exemplifient l’affirmation de Peter Strawson : « S’il n’y a pas de nouvelles vérités à découvrir, du moins y a-t-il de vieilles vérités à redécouvrir» (1973, p. 11). Ainsi, la métaphysique est particulièrement active aujourd’hui. Elle se porte même à merveille. Ce n’est pas que les métaphysiciens analytiques prétendent découvrir des continents spéculatifs encore inconnus, donner une interprétation du mal de vivre ou, au contraire, qu’ils débordent d’enthousiasme existentiel. En revanche, pour que nous puissions continuer à comprendre les questions métaphysiques fondamentales, elles doivent être reformulées à nouveaux frais, sans nécessairement que nous prétendions les résoudre, sans penser non plus que leur examen fait de nous des êtres d’une essence supérieure. La métaphysique n’est pas seulement une belle page d’histoire, maintenant révolue, de la pensée occidentale. Elle a une actualité. Avec une nouvelle génération de métaphysiciens, tout laisse penser qu’elle a aussi un bel avenir.
Vidéo : La renaissance de la métaphysique
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