L'esprit, l'ame et le corps
Vieille question, nouvelles idées?
La question de savoir quelle relation l’esprit et le corps entretiennent n’est vraiment pas nouvelle. Elle est au centre de la philosophie contemporaine, et certains pensent qu’avec les sciences cognitives, nous avons fait d’importants progrès dans sa réponse.
Les sciences cognitives sont à la croisée de la philosophie de l’esprit, de la psychologie, de la linguistique, de la biologie, et des neurosciences. Pour les uns, elles sont censées développer un savoir inédit et décisif dans le domaine de la connaissance (ou, comme on dit alors, de la cognition). Pour d’autres, l’idée que nous puissions faire en ce domaine d’importants progrès, grâce à des sciences, fussent-elles «cognitives», est assez typique du genre de mythologie entretenue, d’époque en époque, par certains philosophes. Les problèmes posés par la relation entre l’esprit et le corps sont conceptuels; nulle découverte ne peut à cet égard faire de profonds changements. Ces problèmes concernent les descriptions faites des comportements humains, et les concepts utilisés dans ces descriptions. Pour rendre compte de ce que les hommes font, nous leur attribuons des intentions, des désirs, des craintes, des attentes, etc. Ce qu’il convient de comprendre, c’est pourquoi et comment nous utilisons ces concepts psychologiques afin de rendre compte, le plus adéquatement possible, de ce qu’une personne fait ou semble croire. Or, peut-on attendre d’une science de l’esprit des réponses à ce sujet? Une réponse négative ne signifie certes pas que les sciences de l’esprit ne nous apprennent rien. Certains progrès médicaux pourraient facilement être cités à rencontre d’un scepticisme excessif à ce sujet. Mais ce que c’est que penser ne s’explique peut-être pas par l’indication d’un processus, purement mental, purement physique, ou un peu des deux, qui accompagnerait ou constituerait nos activités cognitives, qu’il s’agisse de faire cuire des pâtes, de regarder un film ou de lire ce livre.
On opposera une conception cartésienne de l’esprit et une conception néo-aristotélicienne. La première ne disparaît nullement si l’on met en question le « dualisme cartésien ». Devenue «sciences cognitives», elle s’imprègne de matérialisme. La seconde consiste en une analyse conceptuelle des descriptions psychologiques et n’a pas la prétention de se transformer en «sciences de l’esprit». L’alternative peut sembler étroite. N’a- t-on vraiment le choix, dans la philosophie contemporaine, qu’entre cartésianisme (l’original spiritualiste, ou sa reformulation matérialiste) et aristotélisme? D’autres pistes auraient été praticables. L’une d’elles mettrait l’accent sur la phénoménologie (voir éclairage n° 3, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? »). Une autre encore instruirait la question de cette relation entre l’esprit et le corps à travers une réflexion sur le désir, à la manière de Gilles Deleuze par exemple. Mais l’alternative la plus intéressante et la plus claire est, à mon sens, celle que je me propose de développer entre néo-cartésiens et néo-aristotéliciens.
Prologue cartésien
Ce passage de la Seconde Méditation de Descartes est bien connu :
Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Tant s’en faut ; j’étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.
Cependant, la notion contemporaine d’esprit peut raisonnablement être comprise comme une réaction au dualisme cartésien. D’une part, c’est une réaction positive, dans la phénoménologie de Husserl, puis plus ou moins critique, dans la phénoménologie de Merleau-Ponty. D’autre part, on trouve des réactions critiques diverses dans la psychanalyse (Lacan), dans la philosophie de la psychologie (Wittgenstein), dans la philosophie de l’esprit (Davidson). On observe une attitude franchement hostile dans la mise en question des philosophies du sujet, particulièrement chez les philosophes français contemporains (Foucault, Deleuze, Derrida).
Le dualisme cartésien consiste à penser qu’il y a deux mondes : un monde physique, qui est étudié par les sciences de la nature, et un monde psychique, privé, inaccessible à l’observation publique. Les deux mondes interagissent, mais d’une manière qui n’est pas réductible aux lois de la causalité, étudiées par les sciences physiques. Voici ce qu’en dit Anthony Kenny : Descartes était un génie d’une puissance extraordinaire. Ses idées principales peuvent être exprimées avec une telle concision qu’elles pourraient être écrites sur le dos d’une carte postale; elles sont pourtant si révolutionnaires qu’elles ont modifié le cours de la philosophie pour plusieurs siècles. Si l’on veut mettre les idées principales de Descartes sur le dos d’une carte postale, on n’a besoin que de deux phrases: l’homme est une chose pensante; la matière est l’étendue en mouvement. (Kenny, 1989, p. 1)
La première affirmation, l’homme est une chose pensante, est-elle exacte ? C’est la réponse à cette question que recherchent de nombreux philosophes contemporains dans le domaine de ce qu’on appelle « la philosophie de l’esprit ».