Un mal absolu : L'homme du néant
C’est en ce sens — celui de quelque chose qui ne laisse rien en dehors de soi — que l’on peut parler en troisième lieu du mal radical comme d’un mal illimité. Les régimes totalitaires exercent un pouvoir tel que « tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans tous les aspects de leur vie ». De là suit « la complicité organisée » de tous dans des crimes tels que « la ligne de démarcation entre persécuteur et persécuté, entre le meurtrier et sa victime, soit constamment estompée » et que le premier soit autant « convaincu de sa propre superfluité » que de celle des autres. « Il eût été réconfortant de croire qu’ Eichmann était un monstre », remarque Arendt a l’adresse de ceux, parmi ses juges, qui axaient présenté celui ci comme un « sadique perverti » et comme « l’être le plus anormal que le monde ait jamais vu » ; « l’ennui », corrige-t-elle, « c’est qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux ». « C’est une chose frappante », remarque de même M. Picard dans I.’Homme du néant, « que nombre d’assassins nazis n’ont pas l’air d’assassins » : Eichmann, comme Himmler, a l’apparence d’un « fonctionnaire postal assez pédant ». L’abolition de la morale n’est pas non plus chez eux l’effet d’un anti-moralisme de principe ou d’un effort spirituel semblable à celui que demande Nietzsche à ceux qui voudraient se porter au-delà du bien et du mal : elle se produit de manière pure ment mécanique.
D’où la coexistence possible, chez les fonctionnaires du mal, du meurtre et de la haute culture, de la terreur et des beaux-arts — ainsi à Auschwitz, où, à l’instigation des autorités du camp, un orchestre classique formé de prisonniers ponctuait à intervalles plus ou moins réguliers les journées de travail, les pendaisons publiques et le fonctionnement ininterrompu des crématoires ». Il v a eu sans doute, dès l’Antiquité, des hommes capables de tuer sans émotion et, l’instant d’après, de pleurer en écoutant de la musique, mais, quand cela se produisait, c’était contre l’ordre du monde : « la mélancolie de Tacite est comme une nuée qui descend sur les forfaits de Néron » ; ses phrases lourdes de sens sont « comme l’orbite d’un astre sombre dont l’éclat absorbe les forfaits de l’empereur ». Rien de tel dans le monde des nazis : la coexistence du meurtre et des arts ne va pas contre son ordre ; elle lui est « toute naturelle».
C’est qu’il n’y a, dans un tel monde, « rien qui vienne du passé », rien qui vienne rappeler à l’homme ce qu’il a été ou ce qu’il a fait : tout y émerge pour aussitôt disparaître ; il n’y a en lui que « ce que l’instant y jette ». L’expansion illimitée du mal totalitaire va de pair avec sa réduction à un point qui ne laisse subsister, du devenir même des personnes, qu’«« temps sans continuité ni direction. La destruction des liens qui unissent les hommes entre eux est simultanément celle du lien qui unit chacun à lui-même. A l’instant fondateur de la décision, qui ramasse en lui la durée pour lui donner une orientation nouvelle, s’oppose ainsi l’instant destructeur de l’oubli où s’abîme la durée et par lequel « passé », « présent » et « avenir » perdent jusqu’à leur sens. Telle est précisément la marque du nazi : il assassine d’autant plus facilement qu’il oublie qu’il assassine1‘1. « Homme du néant », il est l’homme de l’instant. S’il besoin de la cohérence extérieure de l’État, du Parti et de l’Armée, c’est qu’il est intérieurement privé de cohérence. Non qu’il se mente à lui-même : il faudrait, pour cela, qu’il soit en relation avec lui-même — il faudrait qu’il garde en lui le souvenir de ses actions ou de ses intentions passées. Or il se montre, au contraire, coupé de lui-même comme le sont les êtres sans mémoire. Un tel être « ose tout, risque tout ». La seule direction qu’il connaisse est celle du mouvement en avant. A lui précisément « tout est possible ». L’homme du néant n ‘est pas l’homme du péché comme « néant » mais l’homme sans péché. Il est l’homme qui, parce qu’il a par avance, du passé, fait table rase, ne doit rien à lui-même ni à personne.Eichmann