Un mal absolu : la machinerie totalitaire
Cette dernière notion peut être ramenée dans sa description à quatre traits complémentaires.
Un mal radical est en premier lieu un mal original-, il suppose « l’accroissement démographique généralisé » propre aux grands États modernes et correspond en eux à une forme inédite d’oppression. Sans doute cette oppression n’a-t-elle pas, par elle-même, le pouvoir de changer la nature humaine, mais elle révèle des traits de cette nature qu’une anthropologie pure, c’est à dire une anthropologie coupée des conditions empiriques de la vie humaine, ne peut que méconnaître, et qui jamais d’ailleurs n’étaient apparus aussi nettement. Violence du tout social sur l’ensemble des parties qui le composent, elle est structurellement distincte de la tyrannie et des formes anciennes et modernes du despotisme. Étrangère aux intérêts des individus, des classes sociales et des communautés historiques, on peut lui attacher l’idée d’un pouvoir sans sujet et sans objet. Rousseau, qui avait, le premier, situé dans la société l’origine du mal, n’avait nullement l’idée d’un tel pouvoir. Ayant désigné la propriété comme celle, parmi les institutions sociales, qui fait de l’homme l’ennemi de l’homme et des lois établies les moyens de l’asservir, il pouvait encore en appeler à l’amour de soi contre l’amour propre et à l’égalité contre l’arbitraire des « riches », des « maîtres » et des « despotes ». Que dire, en revanche, lorsque les événements économiques, sociaux et politiques sont tous « tacitement de mèche » avec la « machinerie » dans laquelle sont entraînés indifféremment riches et pauvres, dominants et dominés, institutions et individus ?
Un mal radical est en deuxième lieu un mal inexplicable. Il échappe aux raisons auxquelles on ramène habituellement ce que l’homme lait à l’homme. Eichmann, insiste Arendt, « n’avait aucun mobile ». Il a péché moins par égoïsme que par conformisme et l’on aurait difficilement trouvé chez lui un penchant sadique au crime et à la torture. Lui-même se présente comme un être de « devoir ». C’est sans émotion qu’il a tue, et sans plaisir qu’il a fait souffrir. Il n’a pas davantage, ce l.usant, confondu son intérêt avec celui d’un groupe. Comme en témoigne paradoxalement un sens aigu de la hiérarchie, le nazi ne se montre pas seulement, dans la personne, un être sans désir et sans passion, mais encore un être sans appartenance sociale —au sens du moins où l’impliquent, en deux sens différents, la sociologie marxiste des « classes » et la sociologie durkheimienne des « corporations ». Ignorant les privilèges hérités et les inégalités produites par la division du travail, le totalitarisme est l’avènement d’une société sans classes.La décomposition de la pluralité humaine en une poussière d’individus isolés et délaissés v est elle même la condition de leur uniformisation dans une structure comparable a une machine ou chacun coïncide avec sa fonction. Au sein d’une telle structure, la vie privée ne se distingue plus de la vie publique et l’une et l’autre perdent jusqu’à leur sens. Aussi Eichmann n’est il pas seulement sans intérêt pour sa propre vie et pour celle des autres : il est encore, même s’il le sait moins, sans cité ou sans patrie. l’inflation extérieure de l’« État » et la rhétorique de la « Grande Allemagne » ne doivent pas tromper : autant que la frontière entre la vie privée et la vie publique, ce sont les frontières historiques et géographiques entres les nations qu’abolit le système totalitaire. Le Troisième Reich devait durer mille ans —c’est-à-dire une éternité — et imposer sa loi au monde.la machinerie totalitaire