Souffrance , vie et maintien de la personne
Il n’est plus indifférent alors qu’il s’agisse de la vie de la personne humaine. C’est ce que montre l’échec des théories sociobiologiques appliquées à la « survie » dans les « situations extrêmes », c’est-à-dire dans des situations où l’ensemble de nos valeurs, de nos formes de vie et de nos mécanismes d’adaptation anciens se trouvent suspendus. « Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie », écrit ainsi P. Lévi. Ce qui apparaît dans ce champ, comme par l’effet d’une poché propre à mettre l’homme à nu, c’est selon lui un être « désespérément et férocement seul ». T. Des Près fait de même dépendre la survie dans les camps de la mort de l’égoïsme fondamental de l’individu luttant instinctivement pour sa conservation et du cynisme avec lequel il recrée des liens sociaux appropriés à une telle fin. Entre la vie animale et la vie humaine, il trouve une continuité que l’attitude devant la souffrance illustre mieux que toute autre expérience. Ses héros sont précisément ceux que l’auteur de la Généalogie de la morale eût dit assez forts pour ignorer leur faiblesse et celle des autres et pour préférer à la « mauvaise conscience » et à tous les « idéaux hostiles à la vie », « les sens, les instincts, la nature, l’animalité ».
Mais il ignore ainsi la différence entre ceux dont le but était de vivre le mieux possible dans le camp et ceux dont le principal souci était de revenir dans le monde tels qu’ils étaient auparavant. Or cette différence passe entre une logique de l’adaptation et une logique de la fidélité qu’illustre bien l’exemple de cet homme qui, après avoir déclaré que nul ne pouvait vivre dans le camp plus de cinq ans sans changer ses attitudes d’une manière si radicale qu’il ne pouvait plus être identique à celui qu’il était auparavant, se suicida, malgré l’étroite surveillance de ses camarades, le jour du sixième anniversaire de son arrivée au camp’’ . Non simple impuissance mais puissance distincte de celle qu ’exige la survie, cette fidélité à soi exclut les compromis et les compromissions souvent nécessaires à cette dernière. Non qu’il n’avait eu aussi, parmi les survivants, d’authentiques héros, mais ceux là ont survécu pour pouvoir un jour témoigner. Leur force de résistance doit donc être mesurée non par leur aptitude à jouer le jeu de la concurrence vitale (comme les y encourageaient les nazis) mais par une forme de fidélité à eux-mêmes et, à travers eux, à l’« espèce humaine », qui aurait pu les déterminer aussi bien à ne pas vivre s’ils avaient du pour cela rompre leur engagement. « Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes », insiste Robert Antelme.
Or la fidélité suppose la promesse. Dans cette manière de contracter avec soi- même, Nietzsche, rejetant comme superficielle l’analyse qu’il en avait proposée dans un premier temps, paraît voir finalement le déguisement d’une habitude collective qui, en supposant l’homme « égal », « prévisible », « uniforme », « calculable », le lie à la force négative de la règle et l’oblige à renoncer à soi. Conforme à ses présupposés théoriques, cette interprétation ignore cependant la réalité des choses. Elle ignore une puissance qui n’est pas celle de la « volonté de puissance ». C’est bien plutôt, en effet, la pure et simple acceptation du jeu de la concurrence vitale qui a ici le sens d’un renoncement contre lequel se mobilise la promesse. Négation d’une négation, celle-ci est non, en vérité, plus superficiellement mais plus fondamentalement « le pouvoir de se porter garant de soi et, avec fierté |… |, de se dire oui à soi-même». Lorsque se sont effondrés tous les repères sociaux et culturels qui donnaient à l’existence une assise et une prise sur le monde, ce « oui » a un caractère absolu : indépendant des « instincts » censés exprimer en nous l’« homme naturel », il est le mode d’affirmation propre à la personne. Il n’y a pas de différence, alors, entre le refus que celle-ci oppose à la situation qui lui est laite, et les ressources qu’elle déploie pour demeurer elle-même. Dire « non » à la souffrance est dire « oui » à soi même. Et dire « oui » à soi-même est dire « non » à un mode d’affirmation qui mettrait la vie de la personne en continuité avec la vie naturelle. C’est le sens de cette autre remarque de Robert Antelme, que le bourreau « peut tuer un homme » mais « ne peut pas le changer en autre chose ».
Il n’est donc pas vrai que la « vie » se dise univoquement de l’homme et de l’animal. Et il est encore moins vrai que nous puissions voir dans la souffrance « un charme de premier ordre » et « un véritable encouragement à vivre»! C’est un mal dont la spécificité est attestée autant par la variété des manières dont elle réduit l’homme à l’impuissance que par la diversité des attitudes que celui ci lui oppose et dont le commun dénominateur est la révolte.
Dès lors, tout se renverse —d’une part parce que ce mal n’est la transgression d’aucune norme préexistante, d’autre part parce que la « puissance » apparaît en lui non connue le réel mais connue l’idéal d’une volonté qui, en voulant la souffrance, voudrait ce qui la détruit. S’il y a un « délire de la volonté » morale qui pousse l’homme à « se sentir coupable au point que toute expiation devienne impossible » et que « jamais le châtiment ne puisse égaler la faute», il y a aussi, inversement, un délire de la « volonté de puissance » qui pousse l’homme à se sentir capable au point que toute action devienne possible et que jamais la souffrance ne vienne empêcher la vie. Cette puissance n’est plus que l’abstraction substituée par la pensée à la réalité du phénomène ; elle est le produit d’une interprétation, qui autrement mais plus sûrement que toutes celles qu’elle dénonce, ignore la vie telle qu’elle se donne, C’est peut-être pourquoi Nietzsche a pu concéder, en une formule énigmatique: «seul le Dieu moral est réfuté». Car, si seul le Dieu moral est réfuté, alors seul le mal moral est réfuté. Encore peut-on lire ailleurs : « Dieu est réfuté — le diable ne l’est pas.