Qu'est-ce qu'être postmoderne
Les philosophies postmodernes ont trois caractéristiques fondamentales :
1. Elles s’opposent à toute conception prétendant fonder nos connaissances ou nos jugements moraux.
2. Elles rejettent aussi toute tentative de parvenir à dire quelle est la nature réelle et ultime des choses.
3. Elles s’opposent à l’idée d’une réalité indépendante de nous, que nous pourrions décrire objectivement – et sont dès lors systématiquement antiréalistes.
Ces philosophes postmodernes prennent à la fois le relais d’une tradition sceptique en philosophie et, plus directement, tiennent pour acquises les critiques que Nietzsche a pu faire des prétentions métaphysiques en philosophie. Les philosophes postmodernes sont principalement Martin Heidegger, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Jean-Luc Nancy, Alain Badiou, et aussi, de l’autre côté de l’Atlan- tique, Richard Rorty, Stanley Cavell, Judith Butler ou Hélène Cixous. Chacun de ces philosophes a sa voix propre. Heidegger s’ancre dans l’histoire de la philosophie, grecque, médiévale et allemande, en parlant aux Allemands de son temps. Foucault vient du positivisme français et se lance dans une histoire des savoirs qui le conduit finalement à une critique radicale de toute prétention au savoir. Lyotard ou Baudrillard lisent les deux précédents et proposent un commentaire « épochal » (un événement fait époque) des événements du xxe siècle. Le postmodernisme philosophique n’est pas une école, c’est une atmosphère. Elle est délicieuse pour les uns, étouffante pour les autres.
L’expression « postmodernisme », au regard des différences importantes entre les penseurs qu’elle recouvre, est une discutable facilité de langage, sous-estimant, il faut le reconnaître, bien des différences entre les penseurs auxquels on l’applique. Mais, elle n’est pas non plus sans posséder une certaine unité, dans la mesure où elle est significative du rejet radical de certaines prétentions métaphysiques et philosophiques. Dans tous les cas, les philosophes postmodernes présentent ce refus comme une façon de désillusionner les Modernes, de les libérer du poids des absolus, des normes, des valeurs, de la métaphysique de la présence, du donné, des utopies, de la critique des utopies, de la critique de la critique des utopies, etc. Nous serions dans un état de déréliction, de perte, d’absence, de vide, etc. Plus récemment, l’idée a commencé à prévaloir que nous ne devons pas nous en inquiéter, que les choses ordinaires restent en l’état, et que finalement tout va bien. Les philosophes postmodernes sont souvent au diapason de courants dans les arts contemporains, qui eux aussi ont entrepris une critique radicale de la modernité et des illusions dans lesquelles elle est supposée nous faire baigner. Il existe un air de famille entre certaines analyses « déconstructionnistes » ou postmodernes, et des artistes comme Joseph Beuys ou Vito Acconci, Jean-Luc Godard, des tendances comme la non- danse ou parfois l’art conceptuel. (Une revue d’art contemporain comme ArtPress est à cet égard significative.) Ce qui domine chez les postmodernes, c’est l’idée de fin, au sens de terminé, que ce soit la fin des illusions au sujet de la connaissance, de la métaphysique, de la réalité, des principes, des explications, de la représentation, de l’art, du roman, de la poésie, de la danse.
Les postmodernes et l’idée de « fin »
La fin de l’épistémologie
Les philosophes ont cru pouvoir parvenir à établir des normes de la connaissance ou de la justification des croyances, ou de leurs conditions de possibilité. C’est une illusion, disent les postmodernes, car cela supposerait que l’objet de la connaissance soit indépendant de nos discours et de nos idéologies. Pour certains postmodernes, l’idée même d’une « pensée scientifique » est douteuse, car l’absence de rapport critique que la science a à elle-même ne lui permet pas, à proprement parler, de (se) penser.
La fin de la métaphysique
Certains philosophes présupposent ou affirment la possibilité de décrire la réalité telle qu’elle est. Kant a montré que c’est impossible et pourquoi. Le philosophe postmoderne va plus loin encore en dénonçant ce qui peut se cacher de volonté de puissance, de formes d’aliénation sociale, de mainmise idéologique, derrière ce désir d’une vérité (métaphysique) comme correspondance avec la réalité. Et il étend cette dénonciation à ce qui subsisterait de prétention métaphysique dans les sciences. Il tolère en revanche assez bien une conception instrumentante qui fait des sciences de simples outils de nos besoins cognitifs, particulièrement de ceux qui sont liés à notre vie matérielle ou, même, à notre appétit de mainmise sur la nature et nos semblables par la technique.
La fin de la philosophie
Tout projet d’une explication ou d’une compréhension de la réalité consiste en une volonté de domination intellectuelle. C’est d’elle dont il conviendrait de faire son deuil, surtout quand elle prend la forme de systèmes explicatifs. On doit les « déconstruire », en faisant leur histoire, en manifestant le rôle qu’ils ont pu jouer dans des formes d’aliénation économique, mais aussi de domination sexuelle (mâle) ou d’oppression ethnocentrique. Toute conception philosophique apparaît alors comme un dispositif dans un champ polémique. Le philosophe postmoderne fait de la philosophie, mais pour ne plus en faire. Parfois, il affirme que les artistes en font mieux que nous, justement parce qu’ils ne sont pas pris dans la prétention explicative et les formes contraignantes de la raison logique. Les artistes seraient plus proches de la matière, du corps, du désir – bref, de tout ce qui compte.
La fin du sujet
Les postmodernes sont particulièrement hostiles à l’idée d’un sujet autonome capable de fonder ses connaissances et ses valeurs morales ou politiques. Toute division stricte entre épistémologie et sociologie de la connaissance est rejetée. Ce qui implique, chez ces philosophes postmodernes, une ambivalence plus ou moins prononcée, à l’égard de la pensée des Lumières, du projet d’une libération humaine par le savoir, et bien des soupçons à l’égard des conséquences politiques des philosophes modernes.
Le « postmodernisme » est quelquefois présenté comme l’un des principaux apports de la pensée française dans la seconde moitié du XXesiècle. Il est vrai qu’on en parle dans les pays anglophones en termes de « French Contemporary Philosophy ». Cette appellation est discutable, car la philosophie française est plus variée que cela. On peut aussi penser que certains aspects du postmodernisme possèdent une version anglo-américaine dans les œuvres de John Dewey, de Richard Rorty, et même, à certains égards, dans la description des pratiques scientifiques popularisée dans la lignée de Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend, voire dans une interprétation par Stanley Cavell du second Wittgenstein, de John L. Austin et du cinéma hollywoodien.
On pourrait être tenté de caractériser les postmodernes en disant qu’ils sont relativistes (il n’y a rien d’absolu, toute affirmation est relative à un contexte où elle trouve sens et raison d’être, autant au moins que c’est possible), sceptiques (notre connaissance est non seulement limitée, mais impossible, tout ce qu’on peut savoir est qu’on ne sait rien, et c’est encore trop), nihilistes (toute connaissance, toute pensée stable, ferme, sûre d’elle-même, est une illusion, et même la dénonciation de cette illusion pourrait en être une). Les postmodernes ont eu des devanciers, d’abord dans toute la tradition sceptique, et plus nettement encore chez les maîtres du soupçon, Nietzsche, Marx et Freud. En un sens, leur succès est lié, au moins en partie, à la conformité de leurs thèses à des idées rebattues depuis la fin du XIXe siècle et qui continuent, curieusement, à être présentées comme révolutionnaires ou subversives.
Mais les postmodernes ne se laissent pas aisément cerner : ils rejettent toutes les catégories qu’on souhaiterait leur appliquer. Les oppositions binaires – vrai/faux, bien/mal, faits/valeurs, scientifique/idéologique, et même masculin/féminin – sont en effet récusées. Elles sont parfois renvoyées à des enjeux politiques qu’elles sont supposées masquer, souvent sous la forme d’une volonté de pouvoir: d’une classe sociale sur d’autres, de l’autoritarisme sur la démocratie, de la démocratie sur la vraie liberté, des hommes sur les femmes, de la philosophie sur la non philosophie. Dès lors, si l’on dit que le postmodernisme est un mélange de relativisme, de scepticisme et de nihilisme, on n’aura, me semble- t-il, rien dit de faux. Mais rien de vrai non plus.
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