Mal d'ignorance et faiblesse de la volonté
La liberté, sans doute, est le pouvoir des contraires ; en tant qu’il est libre, donc, l’homme est capable du meilleur comme du pire. Mais d’où vient qu’il fait le pire ? On dira peut-être, comme Pelage, que le propre d’une volonté libre est de ne recevoir pas d’un autre sa direction et que c’est, ainsi, la liberté elle-même qui fait surgir le motif qui la perdra. Mais pourra-t-on éviter d’admettre en l’homme, comme le l’ont les sectateurs de Manès, l’existence d’un penchant inné au mal ? lin dépit de l’énergie qu’il emploie à combattre les deux hérésies que constituent à ses veux le pélagianisme et le manichéisme et de son adhésion à une thèse qui fait du libre arbitre la cause du mal que nous commettons et de l’équité des jugements de Dieu celle du mal que nous souffrons, saint Augustin ne peut ici qu’avouer son trouble. Certes, j’ai conscience d’avoir une volonté « autant que de vivre » ; ainsi lorsque je veux ou ne veux pas quelque chose, je suis parfaitement certain que « ce n’est pas un autre que moi » qui veut ou qui ne veut pas ; et je distingue clairement que « là est la cause de mon péché » ; quant à ce que je lais malgré moi, il me faut le tenir non pour une faute mais comme « un châtiment dont je suis justement frappé1 ». Mais « qui m’a fait ? N’est-ce pas mon Dieu, qui n’est pas seulement bon, mais qui est la bonté même r D’où vient donc que je veux le mal et que je ne veux pas le bien ? Ksi-ce pour subir de justes châtiments ? Qui a mis en moi, qui y a semé ces germes d’amertume2 ? » Si le mal a pour cause non une nature mais une volonté mauvaise, celte volonté ne trouve t elle pas cependant ailleurs qu’en elle-même son origine ? N’est-elle pas solidaire d’une disposition involontaire au mal ? il est certain que « si le péché est naturel, il n’y a plus de péché’ » ; mais il n’est pas moins certain que l’homme pèche dès le commencement. S’il est contradictoire « d’attribuer à la mauvaise volonté une cause sans volonté », ne l’est-il donc pas aussi en un sens d’affirmer que rien n’est la cause de la mauvaise volonté ?
Ces questions jettent un pont entre la théologie, la psychologie et l’anthropologie. Sources éloignées de l’hypothèse kantienne d’un mal « radical » —qui est celle d »un penchant au mal enraciné dans l’humanité même tic l’homme —, il n’est pas exagéré de dire qu’elles orientent toute l’histoire d’un concept qui se trouve placé des lors au centre du problème dont la théodicée prétend être la solution : le concept même de volonté.
On peut très schématiquement distinguer dans cette histoire quatre grandes étapes, au gré desquelles la volonté brillera tour à tour par son ignorance, par sa faiblesse, par sa perversité et par son indifférence. Chacune correspond à une détermination particulière de la méchanceté humaine, dont la notion sera ainsi progressivement élaborée. Mais au terme de ce parcours, on pourra penser, a l’instar de Kant, qu’une telle notion exprime seulement ce qu’a d’« impénétrable » et d’« incompréhensible » pour notre raison4 l’acte par lequel l’homme, par amour et plus profondément peut-être par haine île soi, se jette dans le crime et dans le malheur.la liberté