L'oubli de sol
Ainsi s’impose en quatrième lieu l’idée d’un mal devenu « banal », autrement dit d’un mal qui, parce qu’il est partout, n’est nulle part, et qui cesse par là même d’apparaître comme tel. Le portrait psychologique d’Eichmann montre « un nouveau type de criminel » qui, tout hostis humani genris qu’il soit, « commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal ». A ses yeux, comme aux veux de ceux qu’à Treblinka , les prisonniers appelaient les « techniciens », la Solution finale a été une erreur mais non un crime. Mal agir est seulement, pour lui, mal calculer. Au tenue île lu déculpabilisation de l’homme occidental — qui est aussi celle du pouvoir structurant du mythe adamique —, le totalitarisme réalise bien la fiction d’un homme innocent.
Or ce que cet homme laisse derrière lui n’est pas seulement la « confession des péchés », c’est encore toute la problématique de la volonté mauvaise. En s’efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires n’ont pas seulement découvert « l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner», ils ont encore montré les limites d’une attitude qui se bornerait, pour déterminer le bien et le mal, à sonder les âmes et à percer au jour les intentions des individus compris a priori comme des personnes morales. Car « avec la meilleure volonté du monde », on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la sorte de perversité que traquent, depuis Soc rate, les théologiens et les moralistes.
Le totalitarisme est précisément « le meurtre en l’homme de la personne morale ». Il implique un usage mécanique de la liberté. Et bien que la plupart des systèmes moraux et juridiques supposent que, pour commettre un crime, il faut avoir l’intention de le commettre, dans le cas d’Eichmann, « cette intention est absente ». C’est parce que cette intention est absente qu’est absente aussi la culpabilité. Il serait ambigu mais non entièrement faux de dire, en paraphrasant Sociale, qu’Eichmann n’a pas été méchant volontairement, et que c’est parce qu’il n’a pas à proprement parler voulu le mal qu’il ne sait pas et qu’il ne sent pas qu’il l’a fait.