L'idée de théodicée : Ordre et liberté
Mais il faut, avant de formuler ces critiques, avoir une idée suffisamment précise des doctrines auxquelles elles s’appliquent. Car si l’on peut admettre, avec Schopenhauer, que « la philosophie débute, comme l’ouverture de Don Juan, par un accord en mineur », est-il interdit de penser qu’elle s’achève par un accord en majeur ? En donnant un sens littéral et non plus seulement métaphorique à ce terme emprunté, non par hasard, à l’esthétique, c’est un tel accord que recherche une métaphysique du mal. Exercice théorique par excellence, elle s’efforce de porter les contradictions qui déchirent notre expérience jusqu’au point où elles s’apaisent et obligent à conclure sinon que « tout est bien », du moins que « tout est pour le mieux ».
Elle use pour ce taire de deux arguments principaux : l’argument de la liberté et l’argument de l’ordre. Selon l’un, le mal est dans l’homme comme le ver est dans le fruit ; selon l’autre, le mal est dans le monde comme la partie est dans le tout. Le premier assure la réduction du mal physique au mal moral ; le second assure la réduction du mal physique et du mal moral au mal que Leibniz appelle métaphysique — dont il suffira pour finir de montrer qu’il n’existe pas en soi mais relativement au bien et contribue d’une certaine manière à sa gloire.
Un exposé purement historique imposerait apparemment de commencer par l’argument de l’ordre. Systématisé par le stoïcisme, cet argument se trouve déjà, en effet, dans certaines cosmogonies antiques — la liberté semblant constituer au contraire la nouveauté de la doctrine judéo-chrétienne du mal, où elle figure elle- même comme un dérangement ou comme un renversement de l’ordre établi dans la création par un Dieu intelligent et provident. En affirmant, contre les manichéens, que c’est par l’homme que le mal entre dans le monde et en tenant celui ci non pour une substance mais pour « la perversité d’une volonté qui se détourne de la souveraine substances », c’est ainsi que saint Augustin comprend l’originalité de sa propre entreprise de rationalisation du mythe adamique. On pourrait distinguer alors, dans l’histoire du problème du mal, deux grandes étapes, qui correspondraient trait pour trait à ces deux arguments et qu’illustreraient à chaque fois les mythes avec lesquels la spéculation noue une relation privilégiée.
Dans les mythes suméro-akkadiens du second millénaire avant notre ère, ainsi, la création a la forme d’un drame qui raconte la victoire finale de l’ordre sur le chaos, compris comme le principe du mal ; elle conclut une lutte qui fait apparaître le mal comme le passé et le divin comme l’avenir de l’être ; ainsi le mal est là avant l’homme mais aussi avant Dieu ; il est la puissance originelle contre laquelle Dieu affirme sa propre puissance mais qui survie en marge de sa création à la fois comme un rappel et comme une possibilité toujours menaçante. Cette possibilité, l’homme, certes, a le pouvoir de la réaliser : il peut faire que le désordre, à nouveau, l’emporte sur l’ordre. Mais ce pouvoir n’est pas alors celui de commencer, il est seulement celui de continuer un mal présent à l’origine des choses. Aussi ne fait-il pas de lui un pécheur. Mieux, dans l’épopée qui porte son nom, Gilgamesh, s’apprêtant à aller combattre le génie effrayant qui garde la Forêt des Cèdres, lieu de vie et d’abondance, s’adresse en ces termes à son ami Enkidou : « Dans la forêt demeure le puissant Houmbaba ; tuons-le ensemble pour détruire le mal sur la terre » Ainsi ce n’est pas à Dieu de corriger le mal que l’homme a fait mais à l’homme d’effacer le mal que Dieu a laissé subsister dans sa création. Ce mal d’ailleurs se réduit tout entier à la souffrance et à la mort ; il est la souffrance île celui qui pleure la mort de son ami et qui pour lui-même ensuite, avec des formules et des accents que retrouvera l’auteur de I Ecclésiaste, interroge : « Quand je serai mort, ne vais-je pas moi aussi devenir comme Hnkidou ? » ; « moi aussi, devrai-je me coucher et ne plus jamais me lever ». P. Ricœur ne relève pas sans motif l’absence, dans la culture suméro-babvlonienne, d’un véritable mythe de chute – mythe rendu inutile selon lui par l’idée d’un mal originaire et coextensif à l’être même des choses . La même absence paraît caractériser la culture hellénique, si l’on en juge d’après la Théogonie d’Hésiode et la reprise dans celle-ci de la théorie de la double création, selon laquelle «aux tous premiers temps naquit Chaos, l’Abîme béant », puis « la Terre aux larges flancs, universel séjour à jamais stable tics immortels maîtres de l’Olympe ». Par rapport à ces cultures, le mono théisme des anciens Hébreux introduirait donc une discontinuité en faisant du Dieu unique le créateur même de ce monde et en substituant aux vieux mythes cosmiques un mythe purement anthropologique : « Dans ce système nouveau, la création est bonne d’un seul coup ; elle procède de la Parole et non du Drame ; elle est achevée. Alors le mal ne peut être identique à un chaos antérieur et résurgent ; un autre mythe devra en dire le surgissement » —tel sera le mythe adamique, liant le mal à l’histoire telle que l’inaugure et la déploie la liberté humaine.