L'idée de théodicée : Entrecroisement des arguments et des traditions
Il est vrai que, dans sa formulation augustinienne, malebranchienne ou leibnizienne, l’argument de l’ordre présuppose la doctrine chrétienne d’une création originairement et définitivement bonne, et s’oppose à ce titre à la théorie sumérienne de la double création, dans laquelle Dieu lui-même est engendré et succède au chaos primitif, auquel il livre un combat dont l’issue, même victorieuse, reste en un sens incertaine et demande donc à être rituellement répétée. Mais, d’une telle théorie, il serait faux tic croire que rien ne subsiste dans les doctrines modernes du mal, lors même qu’elles se présenteraient d’abord comme des doctrines de la liberté. Schelling en est le meilleur exemple. Tout en faisant de la liberté le principe actif du mal, il suppose en Dieu autant que dans sa créature, en deçà du Verbe qui a opposé sa lumière aux ténèbres et substitué partout l’ordre au chaos, un « fond obscur » qui fait selon lui la « mélancolie » de toute vie et en lequel réside la possibilité générale du mal. Interprétée dans certains textes comme une « disharmonie positive », cette possibilité se tient à la fois en arrière comme une possibilité vaincue par l’acte créateur et en avant comme une menace susceptible d’être actualisée par l’homme et pesant à chaque instant sur la création elle-même . Elle signifie pour le moins que « la sollicitation au mal comme tel ne peut provenir que d’un être » qui, pour n’être pas « foncièrement marnais », constitue cependant le point d’ancrage de la liberté dans une nature qui perpétue, au sein même de
l’ordre établi par Dieu, la hantise d’un désordre premier. À ce chaos primitif, à cette antique nature, à cet envers obscur de la création et de la divinité, la figure du Serpent n’était-elle pas après tout, dans le récit même de la Genèse une allusion ? C’est pourquoi, inversement, on ne doit pas s’étonner de voir Schelling appeler « péché » le choix de la volonté qui s’efforce île « briser le Verbe » créateur ci île ranimer les « puissances ténébreuses » que celui-ci avait su vaincre. La difficulté de la doctrine schellingienne du mal vient précisément de ce qu’elle se situe à l’entrecroisement à la fois de deux arguments et de deux traditions que l’on aurait pu être tenté de séparer. Oe cet entrecroisement, dans la forme achevée que reçoit en elle la théodicée, la philosophie hégélienne fournirait un autre exemple. Autrement mais autant que Schelling, en effet, Hegel fera sienne l’idée que « la véritable liberté consonne avec une sainte nécessité » et qu’« un bien arbitraire est aussi impossible qu’un mal arbitraire ». Même s’il prend soin d’en distinguer sa propre conception de la Raison dans l’histoire, il retient de l’idée chrétienne de Providence, détachée en la circonstance du mythe de chute et rapprochée du Nous d’Anaxagore, le déni qu’elle oppose à une liberté qui, purement subjective et indéterminée, ne se distinguerait en rien du caprice ou du hasard et nous obligerait à conclure à l’inintelligibilité de toutes choses. Réciproquement, affirmer que « la Raison gouverne le monde » n’est pas soumettre celui ci à une nécessité aveugle car la Raison, c’est l’Esprit se déterminant et se manifestant lui même dans l’espace ci dans le temps : l’histoire universelle est le déroulement d’un ordre dans lequel toutes nos actions et toutes nos passions particulières trouvent leur justification mais qui ne l’y trouveraient nullement, si la liberté ne contribuait pas elle-même à sa réalisation et à son progrès.Entrecroisement des arguments et des traditions