Le pécheur étourdi
Aristote remarque, à propos de la puissance comprise positivement comme capacité, que ce terme peut signifier soit le simple pouvoir de réaliser ou de ne pas réaliser quelque chose, soit le pouvoir de réaliser ou de ne pas réaliser quelque chose comme il convient; on dira par exemple qu’une lyre a la puissance de rendre des sons mais qu’une autre lyre n’a pas cette puissance, si elle n’est pas harmonieuse . Quand on définit l’impuissance comme une privation de puissance, on doit donc distinguer, de même, l’impuissance à réaliser quelque chose et l’impuissance à réaliser quelque chose comme il convient-. C’est dans ce deuxième sens i que le péché est une privation. Sans doute réalise-t-il quelque chose; sans doute: encore est-il une action et peut-il être imputé à ce titre comme à sa cause à l’opération d’un agent. Mais il procède moins, en l’agent lui-même, d’une volonté positive de mal faire, que d’un « défaut de considération » de l’orientation originelle de sa volonté vers le bien. Ce défaut est l’effet « de l’inclination, de la passion ou de l’habitude » — bref de l’obscurcissement de la raison par la sensibilité ou de la règle universelle par l’amour de soi. Aussi peut-il être appelé aussi « dérèglement». Ce dérèglement, sans doute, nous est imputable : il n’est pas réductible à l’ignorance; mais il n’y a rien d’autre à sa racine qu’un défaut d’attention, source lui-même d’un défaut d’intelligence des tins et des lois qui président naturellement à l’ordre établi par Dieu dans sa création. Ainsi, non seulement Dieu n’est pas cause du mal mais encore cette cause se réduit, en l’homme lui-même, à une défaillance passagère de l’intelligence et de la volonté; elle n’est que l’absence d’un bien dont il suffirait, pour qu’il l’emporte à nouveau, de ranimer dans son esprit l’idée claire et distincte. Moins que pervers, moins même qu’intempérant, le pécheur n’est qu’une espèce d’étourdi2s dont il faut dire non qu’il veut le mal mais qu’il ne voit pas le bien. L’absence d’attention pour le bien signifie en effet l’absence d’intention pour le mal. Elle n’implique pas une inversion de la tendance naturelle de la volonté au bien mais une simple déformation du jugement qui fait prendre pour un bien véritable un bien seulement apparent. L’homme adultère n’agit pas pour tromper sa femme mais parce qu’il juge bon de jouir d’un plaisir sensible. Intermédiaire entre l’intellectualisme « socratique » et le volontarisme augustinien, l’explication du péché par l’inattention se montre parfois plus proche du premier que du second. Cette proximité n’est pas étonnante, étant donnés les présupposé dogmatiques de l’auteur de la Somme théologique. Elle n’exclut pas cependant chez celui-ci des hésitations.
La première concerne l’origine du mal : cause déficiente du péché, le dérèglement de la volonté est supposé d’abord être lui même sans cause. Dans plusieurs textes, cependant, saint Thomas précise qu’il est « sans cause directe » et il entend par là précisément sans intention : « Ce qui arrive en dehors de l’intention de ce qui agit n’est pas un effet direct mais indirect. Creuser un tombeau est cause indirecte de la découverte d’un trésor, parce que cette découverte est en dehors de l’intention de celui qui creuse le tombeau’1. » La notion de causalité indirecte se superpose ainsi à celle de causalité déficiente et l’on doit dire des lors que le bien est cause indirecte du mal et cela non seulement en l’homme mais encore en Dieu. En Dieu, sans doute, l’idée du mal n’est pas première; aussi n’est-elle pas l’objet d’une volonté première (ou « antérieure ») : le mal survient comme une possibilité qui aurait pu ne pas être réalisée; pas plus pour Thomas que pour Augustin, la prescience n’implique la prédétermination; il serait plus juste en ce sens de dire non que Dieu a voulu mais que Dieu a permis le mal; mais, en un autre sens, permettre est vouloir : ce qui a lieu en dépit de la volonté divine n’a pas lieu en dehors d’elle ; Dieu ne veut pas le péché mais il ne veut pas l’empêcher; objet d’une volonté seconde (ou « postérieure»), celui-ci a désormais une place et un rôle dans la création; il a lui-même une raison d’être. Dieu a permis le mal, non parce qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, mais parce qu’il en escomptait un bien plus grand.Le pécheur étourdi