Le néant du péché selon saint THOMAS D'AQUIN : Le désir d'être
En réduisant le mal à la volonté mauvaise, saint Augustin lui attribue une positivité qui lui permet d’en reporter toute la responsabilité sur l’homme, mais en comprenant cette volonté comme une volonté déficiente, il corrige cette première thèse et tente de l’accorder avec l’idée selon laquelle tout ce qui est, est bien. Ainsi le mal, à la fois, est et n’est pas. Il est comme privation d’être. Il en résulte que l’homme, capable par principe d’une mauvaise action, est incapable par principe d’une action diabolique. Sans doute veut il mal faire, mais il ne peut vouloir le mal pour le mal. Sa perversité n’est pas telle qu’elle l’amène a faire du mal le principe même de son action et à vouloir celui-ci d’une volonté totale. Finie dans le bien, sa volonté apparaît donc aussi en définitive finie dans le mal.
En continuant la pensée augustinienne, saint Thomas n’ignore pas cette conséquence, mais il est plus attentif aux implications ontologiques d’une thèse qu’il radicalise et qu’il confronte à la formulation rigoureuse qu’elle reçoit dans la tradition néo-platonicienne. De cette radicalisation, le prix à payer est une simplification qui brise les fragiles équilibres qu’avait tenté de maintenir l’évêque d’Hippone et qui ramène la réflexion sur le mal en deçà du point où avait su la porter ce dernier en développant une psychologie en partie indépendante de la théologie dogmatique. Il en ressort que : a) le mal n’est rien de positif; b) n’étant rien de positif, il n’y a pas de sens à demander si Dieu en est ou non l’auteur.
Que le mal ne soit rien de positif, qu’il n’ait pas d’existence par soi, c’est ce que l’on peut déduire directement de l’idée selon laquelle toutes choses viennent de Dieu, mais c’est ce que l’on peut aussi inférer indirectement d’une loi — la loi du désir — qu’éclaire la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte, foute chose, en effet, existe en puissance ou en acte. De l’une, on dit communément qu’elle est possible, de l’autre, qu’elle est réelle. Mais, contre cette manière de dire, Aristote remarque qu’en toute chose, la puissance se mêle à l’acte, et qu’elle est précisément puissance de passer à l’acte . Tel est, par exemple, l’art du sculpteur par rapport à l’œuvre produite; telle est encore l’œuvre inachevée par rapport à l’œuvre achevée. Le possible dans ce cas ne doit pas être opposé au réel : il tend lui-même à sa réalisation. Et cette tendance —la tendance, pour tout ce qui possible, à devenir réel, ou pour tout ce qui est en puissance, à être en acte — est tendance à Inachèvement ou à la perfection. En appelant « bien » « ce à quoi toutes choses tendent », Aristote donne donc seulement un contenu moral a un concept ontologique —le concept d’« acte », compris comme la lin en vue de laquelle une chose existe — qui joue aussi un rôle central dans la doctrine thomiste.
Que tout ce qui n’est qu’en puissance aspire à être en acte, n’est-ce pas en effet ce qui fait apparaître l’existence comme désirable en elle-même? N’est ce pas ce qui prouve la bonté de l’étant comme tel? Il est vrai que, dans chaque chose créée, la puissance doit être distinguée de l’acte comme le désir du désirable ou comme l’imparfait du parfait. Mais, si « l’acte est bon en tant que tel », alors « la puissance aussi est quelque chose de bon »; en effet, « elle tend vers l’acte » et « se classe dans le même genre que lui »; aussi l’imperfection dont elle marque les créatures est-elle une moindre perfection et la privation lui revient-elle non par essence mais « par accident » ». C’est après tout un fait général — auquel la psychose mélancolique ne pourra être opposée que comme l’exception qui confirme la règle — qu’être signifie pour nous désirer et désirer, réciproquement, désirer être. Il n’en faut pas plus à saint Thomas : « l’être est bon, parce que toutes choses désirent être ». Le désir n’est pas plus en l’homme qu’en une chose quelconque l’épreuve d’un manque ou d’un défaut de sa nature mais la preuve du bien dont il participe et auquel tend tout ce qui existe. C’est pourquoi, du mal, il faut dire inversement, avec Denys l’Aéropagite, qu’« il n’existe ni n’appartient à ce qui existe », et qu’en péchant l’homme accomplit une action qui n ’a pas de cause réelle et qui correspond elle-même à un certain néant.
Comment cependant comprendre cette thèse? Que signifie le néant du péché? N’est-il pas lui-même quelque chose? Et, s’il est quelque chose, alors n’a-t-il pas part lui même au bien dont procèdent toutes choses?THOMAS D’AQUIN