Le concept kantien de grandeur négative
Les mathématiques, où le concept de « grandeur négative » a son lieu propre, peuvent fournir au métaphysicien bien plus qu’un matériau « pour la fabrication de subtiles fictions » : telle est la conviction de Ivant au seuil d’un essai où ce concept trouve, de fait, de multiples applications, et où le psychologue et le moraliste s’associent pour obliger le théoricien de l’originel et de l’ultime à des révisions déchirantes mais nécessaires. L’une de ces révisions concerne précisément l’identité onto-théologique de l’être et du bien, d’où découle la conception traditionnelle du
mal connue non-être.
Au sens mathématique, une grandeur est négative par rapport à une autre grandeur « en tant que l’une fait disparaître dans l’autre une grandeur égale à elle même ». Ainsi -5, ajouté à +5, donne 0. Or ce zéro, remarque Kant, n’est pas un rien absolu mais un « rien relatif» : il ne signifie pas l’absence de grandeur mais l’annulation de deux grandeurs opposées. Il en est ici comme, en physique, de l’impénétrabilité qu’un corps oppose à la force motrice d’un autre corps : il s’agit d’une force véritable puisqu’elle a le pouvoir d’annuler cette dernière . De même, si, en haute mer, un navire poussé par le vent ne progresse pas comme il le devrait, c’est qu’il en est empêché par un courant marin qui oppose sa propre force à la force du vent . Dans ces cas comme dans d’autres, « les grandeurs négatives ne sont pas lies négations de grandeurs [ …J mais au contraire quelque chose de vraiment positif en soi, qui est simplement opposé à une autre grandeur positive ». Aussi Newton conçoit-il la répulsion non comme un défaut de force attractive mais comme une force réellement opposée à cette dernière et qu’il faudrait appeler en toute rigueur attraction négative. De même, on distingue, dans les phénomènes électriques et magnétiques, deux pôles — positif et négatif— dont l’un attire ce que l’autre repousse , et il ne viendrait à l’esprit de personne de nier la réalité non seulement des forces en présence mais encore du rapport d’opposition qui les unit.
Mais ce ne sont pas seulement les phénomènes physiques, ce sont encore les phénomènes psychiques et moraux qui prouvent la valeur descriptive — sinon explicative — du concept de grandeur négative : pas plus que le déplaisir n’est seulement un défaut de plaisir, on ne peut réduire le déméritez l’omission d’une action conforme à la vertu; celui qui enfreint la loi intérieure de sa conscience accomplit une action et cette action est en soi aussi réelle que la bonne action qu’il n’a pas accomplie; la distinction que l’on fait parfois entre les « fautes par action » et les « fautes par omission » est de ce point de vue mal fondée : un « mensonge par omission » ne prouve pas l’irréalité du mensonge mais la réalité tic l’omission; il est l’équivalent d’une action et n’est pas moralement différent, pour ce motif, d’une action véritable; le menteur par omission n’est pas la moitié d’un menteur! il ne met pas à mentir —c’est-à-dire à s’opposer à ce que réclame la raison — moins de ruse et d’énergie que le menteur par action; de même, l’homme qui omet d’obéir à la loi, réellement lui désobéit.
Cette opposition réelle entre grandeurs affectées tic signes opposés doit être bien distinguée de l’opposition logique, qui consiste à affirmer et à nier simultanément quelque chose d’un même sujet. Dire d’un corps qu’il est à la fois en repos et en mouvement est ne rien dire, mais dire d’un corps animé d’une certaine force motrice qu’il voit son mouvement empêché par une force île direction opposée est dire quelque chose. Dans un cas comme dans l’autre, deux prédicats opposés sont rapportés au même sujet, mais seule la première opposition est logiquement impossible.
Toute l’erreur de la métaphysique appliquée à la question du mal rient de la confusion de ces deux sortes d’opposition : on suppose qu’il y a, entre le bien et le mal, une opposition logique, et l’on déduit de là que, si le bien existe (ou si le monde a un principe positif), alors le mal n’existe pas (ou n’est lui-même rien de positif). Or le mal est réellement et non logiquement opposé au bien. Ils peuvent donc coexister dans un monde dont cette opposition est la loi et dont tous les changements, dans tous les domaines, résultent de conflits entre principes affectés de signes contraires. Ces principes eux-mêmes, remarque Kant dans un passage où s’entend plus fortement l’écho du concept proclusien de contre-existence, sont d’ailleurs généralement donnés ensemble dans le même sujet : les principes de nos désirs sont en même temps ceux de nos aversions; ce qui explique le plaisir explique aussi la peine. « Il en va tout autrement », sans doute, « de l’être parfait » : « le principe de son souverain plaisir exclut toute possibilité de déplaisir»; mais c’est par là précisément que l’imparfait s’oppose au parfait, ou le fini à l’infini. Dieu est positivité pure mais rien n’existe dans le monde qui ne soit réellement opposé à autre chose selon des lois qui peuvent être ou aussi simples ou plus complexes que celles de la mécanique. Anticipant sur sa propre critique de la preuve ontologique, produite près de vingt ans plus lard, Kant tire de là l’idée que l’existence n’est pas une perfection, et qu’« il y a toujours un malentendu considérable » à identifier, lorsque l’on parle du monde, la « somme de réalité » et le degré de perfection . « Analyse autant qu’il vous plaira le concept de volonté divine » — ou celui d’être parfait —, « vous n’y rencontrerez jamais un monde existant ». Or si, dans le premier, se trouve l’idée d’un bien pur de tout mal, le monde existant « est tout autre chose » : le mal s’y mêle au bien dans une proportion variable. C’est donc se payer de mots que d’affirmer, entre l’être et le bien, une identité que l’expérience parfois vérifie, mais que la même expérience souvent dément.