Le bonheur comme accomplissement
S’interroger sur le bonheur revient, pour Aristote à s’interroger sur les buts et la finalité humaine. Pour lui, chaque être a une fonction et un but ; et la tâche de l’homme consiste à être heureux. Mais cette tâche pour pouvoir être accomplie suppose l’excellence dans la fonction propre à l’homme.
Or ce qui est propre à l’homme est la faculté de penser, c’est-à-dire, en langage aristotélicien, « une activité de l’âme en accord avec la vertu »
Aristote, Ethique à Nicomaque Livre I Chapitre 6, IV5 siècle av. J.-C.
«Mais sans doute l’identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accord ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l’homme. De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction et une activité déterminée, c’est dans la fonction que réside, selon l’opinion courante, le « bien », le « réussi », on peut penser qu’il en est ainsi pour l’homme, s’il est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à l’homme en tant qu’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier ait une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme en tant qu’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute oeuvre à accomplir ?
Si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction de l’homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : – dans ces conditions c’est donc que le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralités de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. »
Il convient pour éclairer ce texte de comprendre ce qui se passe en l’homme lorsqu’il essaye d’atteindre le bonheur. La recherche du bonheur est ici synonyme d’excellence dans la fonction au sens où la fonction de l’homme en tant qu’homme consiste à exercer sans cesse et au mieux sa pensée. Or le résultat d’un tel exercice et d’une telle activité n’est rien d’autre que le bonheur lui-même. L’exercice bien pratiqué, étant synonyme de vertu, on comprend alors « que le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralités de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles ». Éclairons plus particulièrement cette dernière affirmation pour mieux comprendre la thèse d’Aristote et penchons-nous sur ce qu’il entend par « activité de l’âme ».
Le bonheur suppose non seulement le bien-être de l’âme mais aussi celui du corps. Pour autant, le corps n’est, pour Aristote, qu’un instrument à entretenir pour permettre l’activité de l’âme. L’âme se divise en deux parties : d’un côté, une partie rationnelle propre à l’homme (et synonyme de faculté de penser) ; de l’autre, une partie irrationnelle commune à tous ¡es êtres vivants. Chacune de ses parties est elle-même subdivisée en deux autres parties. Du côté de la partie rationnelle, se trouvent une partie spéculative et une partie pratique. Comme son nom l’indique la partie spéculative désigne une pure pensée qui n’est que pensée, et se distingue ainsi de la partie pratique qui se définit comme une pensée imprégnée de désirs. Les désirs qui entrent en contact avec la partie pratique viennent eux-mêmes d’une des subdivisions de la partie irrationnelle qui contient d’une part une partie végétative (liée à des fonctions ne supposant aucune pensée comme la respiration ou la croissance) ; et d’autre part une partie désirante où naissent et se trouvent les désirs. La question du bonheur est alors la question des rapports entre la partie pratique et la partie désirante : on ne peut être heureux, pour Aristote, qu’à la condition d’examiner au mieux dans la partie pratique les désirs que lui présente la partie désirante. Et cette excellence dans l’examen constitue justement ce que Aristote décrit comme « une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralités de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles ».
Pour aller plus loin encore, il s’agit de comprendre ce que désigne la « plus parfaite » des vertus. La réponse est assez simple : puisque la fonction de l’homme est de penser, et puisque la vertu consiste à le faire au mieux, alors la plus parfaite des vertus, pour la partie pratique, est la « sagesse ». Et, la sagesse consiste justement pour être heureux à ne pas faire n’importe quoi avec les désirs.
Pour Aristote, trois cas de figures peuvent se présenter lorsque nous prenons une décision au sujet de nos désirs. Ces trois cas de figures désignent trois rapports possibles entre la partie pratique et la partie désirante ; ou pour le dire plus simplement peut-être trois façons de réfléchir à ses désirs avant de les satisfaire ou non. Le premier cas, et le pire pour Aristote vis-à-vis du bonheur, consiste à refuser de penser à ses désirs et à les satisfaire dès qu’il se présente de façon irréfléchie. Une telle attitude, parce qu’elle peut provoquer aussi bien peine, souffrance ou plaisir ne permet pas d’atteindre le bonheur et encore moins de le faire durer. On comprend alors qu’il y a, pour Aristote, nécessité si l’on veut être heureux, de faire obéir la partie désirante à la partie pratique. En même temps, il est possible de réfléchir à son désir et pourtant de manquer de sagesse ; cette activité de l’âme qui n’est pas alors en accord avec la vertu donne dans ce cas lieu à « l’emportement » dont les effets sont finalement les mêmes que ceux que donnait l’attitude irréfléchie : plaisir, peine ou souffrance au gré des hasards et des rencontres, mais toujours pas de bonheur.
Le bonheur suppose donc un rapport particulier entre la partie pratique et la partie désirante ; un rapport privilégié où la partie désirante participe à la pensée en lui obéissant ; un rapport qui n’est possible que dans une activité de l’âme en accord avec la sagesse qui consiste à faire de tout désir un désir raisonné ou à y renoncer. Aristote nomme cette façon vertueuse de désirer : souhait. Être heureux consiste alors à faire en toute circonstance ce qui est le plus souhaitable. Mais un tel rapport au désir ne se trouve ni ne se fait en un seul jour « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps ». La vertu ne peut être efficace sur le désir qu’à la condition de devenir une habitude qui pourrait nous entraîner à prendre à chaque fois les bonnes décisions. Nous comprenons alors pourquoi le bonheur est à la fois si difficile à obtenir et à conserver, car l’attitude que propose Aristote suppose une perfection ou un détachement qui ne semblent pas pouvoir définir l’homme qui se trompe parfois, et parfois même souvent, dans le choix de ses buts, de ses désirs ou de ses satisfactions. Et il semble d’autant plus facile de se tromper que la recherche de son bonheur reste en toutes circonstances une affaire intime et privée.
Vidéo : Le bonheur comme accomplissement
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