La volonté ignorante : Le choix d'un genre de vie
Dans le Philèbe, où est posée la question du bien proprement humain, Platon fait sienne une conception pour laquelle la vie la meilleure n’est ni une vie de plaisir sans sagesse ni une vie de sagesse sans plaisir mais une vie qui mêle dans une certaine proportion le plaisir et la sagesse. Or cette proportion, il appartient à chaque homme de l’établir et de la cultiver en lui-même. Sans doute, en distinguant des « vrais » et des « faux » plaisirs et en confondant les premiers avec les plaisirs de l’intelligence, Platon paraît à nouveau réduire le bien à la connaissance et le mal à l’ignorance. Mais la connaissance importe moins alors que la morale comprise comme la discrimination des différents genres de vie et la détermination de ce qui serait la « vraie vie ». Le vrai cesse ici d’être une propriété de la représentation ou du jugement. Opposé à la duperie et au simulacre, il implique, sans doute, une certaine correspondance, mais cette correspondance n’est pas celle de la connaissance et de son objet, elle est celle de la vie avec elle-même. La vraie vie, c’est la vie authentique, la vie sincère, la vie droite. Pseitdos, le discours du sophiste ne l’est lui-même que parce qu’il coïncide avec le choix d’un genre de vie dont il est précisément le témoignage. Il est la marque d’une disproportion ou d’une démesure délibérément introduite dans une vie dont la mesure est la loi. Avant île corrompre, le sophiste s’est corrompu. Il est comme Lucifer qui, de bon ange, est devenu démon. C’est lui-même qui sciemment s’est détourné du monde des Idées. Sans doute, « imitateur du sage », il ne sait pas ce qu’il prétend savoir, mais il sait qu’il ne le sait pas. Habile contrefacteur, il sait même, par les images trompeuses que produit sa parole, donner l’être à ce qui n’est pas Or ce n’est pas seulement à propos de ce qu’il dit mais encore en considération de l’acte qu’il accomplit eu le disant que l’on doit, pour définir le sophiste, affirmer la réalité du non-être. Dans la sorte d’ignorance qui est la sienne, il faut donc voir plus qu’une simple déficience.
« Quel genre d’homme faut il être ? », voilà, dit Socrate à Calliclès, la question la plus importante. Quand donc, juste après, il ajoute que, s’il lui arrive de n’agir pas correctement, ce n’est pas exprès mais à cause de son ignorance, il n’énonce pas une thèse applicable indifféremment à tous les hommes mais seulement à lui- même ou à ceux qui ont, comme lui, fait préalablement le choix de la vérité. C’est pourquoi, inversement, lorsqu’il répond aux menaces de Calliclès relatives à sa future condamnation à mort et dessine le portrait moral de celui qui le jugera, il en parle non comme d’un ignorant mais d’un « misérable » » et d’un « scélérat » ». Et l’on ne peut pas ne pas penser que c’est la le méchant véritable.
S’il y a des hommes dont la méchanceté se ramène à l’ignorance comprise comme un simple défaut de connaissance, il y a donc bien aussi des hommes dont l’ignorance est elle-même le produit d’un choix et dont la méchanceté, loin de se réduire à celle-ci, admet un autre principe. Ce choix n’est pas empiriquement déterminé. Il précède toute initiative particulière. Plus qu’à une conduite objectivement assignable, il correspond a une manière singulière d’être ancré dans l’existence. C’est très exactement le choix fondamental que fait chaque homme du «genre d’homme » qu’il sera. Aussi le principe n’en est il pas la volonté prise en un sens étroitement psychologique et moral. Mais l’on ne saurait non plus, pour la même raison, le dire simplement involontaire.
Force est donc de dire que Platon n’a jamais soutenu, du moins dans sa forme la plus élémentaire, la thèse qu’à la suite d’Aristote, lui attribue la tradition. Il n’a pas autant qu’on le dit confondu la volonté et le désir, le bien et la connaissance, le mal et l’ignorance. Les remarques d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, même si elles sont explicitement dirigées confie la « thèse socratique », ne valent donc pas tant par cette réfutation, que par leur exploration d’une région de l’âme et, par la, d’une forme du mal — l’« intempérance » (acrasia) ou faiblesse de la volonté— intermédiaire entre l’ignorance d’un Polos et la perversité d’un Calliclès .