La volonté ignorante : La thèse socratique
Peut-on, comme Aristote et après lui une longue tradition, attribuer à Platon la thèse selon laquelle « nul n’est méchant volontairement » ? En dépit d’hésitations exprimées dans l’Hippias mineur, cette thèse semble bien se trouver dans plusieurs textes, où elle apparaît comme le complément nécessaire d’une autre thèse : celle de la vertu-science. Dans le Protagoras, Socrate affirme ainsi que « lorsqu’un homme a la connaissance du bien et du mal, rien ne peut le vaincre et le forcer à faire autre chose que ce que la science lui ordonne », de sorte que « l’intelligence est pour l’homme une ressource qui suffit à tout». C’est seulement quand celle ci vient a manquer que les passions se rendent maîtresses de sa conduite et que le mal devient possible. Ainsi, de même que la vertu consiste dans la science, le vice consiste dans l’ignorance : il est l’effet non d’une volonté positive de mal faire mais d’une impuissance a voir ce qu’il faudrait faire. C’est supposer cependant que dans imites leurs actions, les hommes poursuivent le bien, et qu’ils ne puissent avoir de volonté contraire à la direction qui est naturellement celle de leur désir, c’est cette supposition que fait encore sienne Socrate dans le Gorgias. Si l’un marche, c’est dans l’idée qu’il s’en trouvera mieux ; si un autre reste en repos, c’est, de même, dans l’idée que le repos est pour lui préférable au mouvement. Que l’on avale la potion prescrite par le médecin ou que l’on risque sa vie en exerçant le rude métier de marin, c’est dans tous les cas pour un bien ou pour ce que l’on tient pour un bien (la santé, la richesse). Il importe, pour le comprendre, de ne pas confondre la fin et les moyens. Le soldat qui s’en va guerroyer et qui se voue ainsi à subir Pinçon fort, la fatigue, la peur et la mort ne veut aucun de ces maux ; il veut la gloire ou ce qui y ressemble. Il en est de même tic ce que l’on fait subir aux autres : Quand on fait mourir un homme |… |, quand on l’exile, quand on le dépouille de ses richesses », on agit dans l’idée non qu’il est pire pour lui mais qu’« il est mieux pour soi de faire cela que de ne pas le faire ». Loin d’être voulues pour elles mêmes, les souffrances qu’on lui fait subir ne sont alors que les moyens qui permettent de réaliser une lin que l’on juge bonne. Que ce jugement soit erroné, qu’il repose sur l’ignorance du bien véritable, c’est possible ; mais la faute ne se distingue précisément pas dans ce cas de l’erreur ou de l’opinion fausse. Quand le tyran exerce sa violence, c’est dans l’idée que c’est à son avantage. Pour lui aussi, par conséquent, vouloir est vouloir le bien. Son erreur est de croire qu’il peut être heureux ainsi. Elle est de ne pas voir qu’en nuisant aux autres, il se nuit. Le verrait- il — c’est-à-dire aurait il une connaissance adéquate du bien — qu’il agirait autrement.
On s’est parfois interrogé sur la traduction du terme grec ponéros par « méchant ». Rendu par « pervers », il signifie en effet plus exactement « misérable » ou « malheureux ». En accord avec le sens commun, Platon n’aurait donc pas en réalité voulu dire autre chose que : nul n’est malheureux volontairement. Cette lecture n’est pas sans fondement puisque l’un des buts explicites de l’ouvrage est précisément de montrer que le tyran, s’il est le plus méchant, est aussi pour cette raison le plus malheureux des hommes. Mais c’est tout aussi explicitement que Socrate affirme que «personne ne veut massacrer, bannir, confisquer des richesses, pour le simple plaisir d’agir ainsi » et que l’on peut douter ainsi que celui qui fait mal, « [fasse | vraiment ce qu’il veut ». Comme le Malebranche du Traite de morale, Platon semble donc penser, ici encore, que la volonté humaine est naturellement bien disposée. Comme lui il paraît croire que le mal dont elle se rend capable vient seulement de la méconnaissance où elle tient cette disposition. Avant lui, il aurait pu risquer ce paradoxe, que « pour aimer le mal, il faut aimer le bien», et que celui qui fait mal non seulement croit mais encore veut bien faire. Ne peut-on penser même qu’il fait d’autant plus mal qu’il veut bien faire ? Il n’y aurait pas lieu alors de s’étonner qu’« une nature excellente », comme l’est celle des philosophes, « devienne pire qu’une nature médiocre » et se montre capable d’une « méchanceté sans mélange» : le vice [misant a la même source que la vertu, il est d’autant plus puissant qu’est puissant eu nous le désir de cette dernière. Entre l’un et l’autre, Xénophon avait remarqué déjà que la différence se fait par l’éducation. Aux âmes bien nées il faut, pour être fidèles à elles-mêmes, une nourriture, un climat et un lieu propices à leur développement. Qu’elles ne les trouvent pas et elles trahiront leur nature et leur vocation.La thèse socratique