La volonté faible : L'intempérance , forme inférieure de la méchanceté
Il v a, il est vrai, une forme de connaissance sans laquelle ne va pas l’intempérance, c’est celle — rétrospective — d’avoir mal agi. S’il ne voit pas toujours clairement le mal qu’il fait, l’homme intempérant voit en revanche toujours clairement le mal qu’il a fait ; il est donc toujours aussi susceptible de le regretter. Mais cette connaissance n’augmente pas, elle diminue s.i méchanceté. Et surtout elle nous fait comprendre que ^intempérant n’est pas le méchant véritable.
Il v a celui qui, tout en cédant à l’excès du plaisir et des passions, s’en repent et, même s’il tombe toujours à nouveau dans le vice, reste capable de vertu ; la faiblesse de sa volonté se montre dans l’inconstance de sa conduite et dans le conflit de sentiments qui l’accompagne. Tel est l’intempérant. Il appartient à l’essence même de l’homme intempérant de ne l’être pas toujours. Accomplie de manière délibérée, son action devient ensuite l’objet d’une délibération seconde qui la juge et la condamne. Sans qu’il soit besoin d’opposer pour cela deux volontés ou deux parties dans la volonté, il faudrait donc dire de lui à la fois qu’il veut le mal et qu’il ne le veut pas. il veut présentement le mal qu’il fait mais ne le veut ni de manière permanente ni pour lui-même. Cet homme « que la passion domine au point de l’empêcher d’agir conformément à la droite règle » ne va pas jusqu’à « croire que son devoir est de poursuivre en toute liberté » de telles actions . En lui est sauvegardé le principe qui rend l’homme capable de bien faire. Accessible au repentir, il l’est donc aussi à la guérison. C’est à lui et à lui seul que s’adresse le moraliste.
Tout autre est l’homme « déréglé » (akolastos). A la différence de l’intempérant, il est convaincu que son devoir est d’agir comme il le fait. Aussi le mal n’est-il pas présent en lui de manière intermittente mais continue . C’est pour ainsi dire dans sa personne le principe même de la vie morale qui se trouve altéré. On n’est pas loin alors de la conception kantienne du mal radical, défini précisément comme la « perversion du fondement de toutes les maximes ». Ce rapprochement s’impose d’autant plus que l’homme déréglé ne l’est nullement parce qu’il céderait aux débordements d’une sensibilité mal maîtrisée. Il ressemble moins au goinfre emporté par son appétit du plaisir ou à l’ivrogne agissant dans un demi-sommeil qu’au cynique froid, lucide et parfaitement maître de lui. Au jugement de tous, « si quelqu’un, sans aucune concupiscence, commet quelque action honteuse, il est pire que s’il est poussé par de violents appétits, et, s’il frappe sans colère, il est pire que s’il frappe avec colère » : tel est l’homme déréglé. Il sera plus complètement défini comme l’homme qui, de manière délibérée, poursuit des buis qui dépassent la mesure et cela « pour eux-mêmes » et sans en éprouver le moindre repentir. Tout en lui attribuant l’entière responsabilité de ses actes, on devra donc le dire incurable. Ne s’écartant jamais de la règle qu’il s’est donnée et qui lui commande d’agir toujours de façon à ne pas regretter le mal qu’il sait devoir faire, il est le méchant véritable.
La méchanceté ne prouve donc pas la faiblesse mais la force de la volonté. Chez l’homme intempérant, la force de l’habitude, ajoutée a celle des passions, obscurcit le jugement et l’emporte sur la volonté ; mais, chez l’homme déréglé, c’est la volonté qui domine les passions et qui entretient une disposition au mal dont elle est elle-même la source. Dans le portrait qu’Aristote fait d’un tel homme – lucide et non stupide, fourbe sans convoitise, voué par lui même a une démesure qui est celle moins du plaisir que d’une violence froide et maîtrisée—, comment ne pas reconnaître Calliclès ? C’est à son propos que l’on devra introduire le concept d’une perversité irréductible autant à l’ignorance qu’à l’intempérance et dont Aristote, s’il dessine sa place en creux dans un ensemble dont l’intention pédagogique est dirigée contre la méchanceté ordinaire (celle précisément qui est susceptible de repentir et de guérison), ébauche à peine la théorie.L’intempérance