La volonté faible : Ambiguité de la critique aristotélicienne de la " thèse socratique "
Faiblesse, certes, n’est pas mollesse ; une volonté faible n’est pas une volonté absente. Ce n’est donc pas non plus une volonté ignorante. Pour Aristote, il faut le répéter, vouloir est savoir : un homme qui ne saurait rien, à proprement parler ne voudrait rien. La réciproque cependant n’est pas vraie : savoir n’est pas vouloir. C’est le sens des remarques précédentes : l’intelligence n’a pas par elle-même la force d’entraîner la volonté ; la vérité n’est pas norme contraignante de justice et de bonté. Nombreux sont ainsi ceux qui, tout en voyant clair, agissent mal —et d’autant plus mal peut-être qu’ils voient clair. C’est pourquoi, tout en tenant l’un et l’autre pour responsables de leurs actions, nous blâmons plus sévèrement celui qui sait où est le bien et qui ne le fait pas, que celui qui ne sait pas où est le bien. Phénomène positif lié à la raison et au jugement, l’intempérance ne se laisse donc pas plus déduire de l’ignorance, que la vertu de la connaissance. ( )n peut prétendre bien sûr que, si quelqu’un agit mal, c’est qu’il ne dispose pas d’une connaissance complète et véritable des tenants et des aboutissants de sa conduite, qu’il ne voit pas par exemple qu’en agissant ainsi, il se rendra malheureux. Mais on a de meilleures raisons de penser qu’un homme qui saurait pleinement ce qu’il fait n’en pourrait pas moins mal faire. C’est, encore une fois, contre la thèse dite de la « vertu-science » et du « vice-ignorance » qu’est élaborée, sous le nom d’acrasia, une notion destinée à fonder la possibilité qu’a l’homme d’agir mal tout en jugeant bien. On pourrait d’ailleurs élargir la classe des actions intempérantes et choisir d’appeler faible la volonté d’un agent qui agit intentionnellement contre son meilleur jugement, ce jugement dût-il n’être qu’une estimation très éloignée de la connaissance véritable. L’acratès serait dans ce cas celui qui agit non contre ce qu’il sait mais contre ce qu’il croit être le meilleur.
Pourtant, à plusieurs reprises, Aristote paraît voir dans l’intempérant une espèce particulière d’ignorant : l’ivrogne ne sait pas ce qu’il fait ; l’homme installé dans ses mauvaises habitudes, dût il les avoir d’abord lui même contractées, ne sait plus ce qu’il savait : il a perdu avec le temps le pouvoir de distinguer clairement le bien du mal ; certains possèdent la science sans savoir l’exercer ; d’autres sont sous l’empire de la passion ou de la folie ; d’autres encore répètent machinalement des démonstrations de géométrie et ne diffèrent guère de ceux qui commencent d’apprendre une science et débitent des formules dont ils ne connaissent pas encore la signification. Il y a, sans doute, une ignorance acquise dont nous sommes pleinement responsables, mais elle n’en est pas moins une ignorance. Prétendre que l’intempérant possède la science dans tous les sens du terme « serait extraordinaire ». S’il
a l’intelligence des moyens, il lui manque celle des fins . Rien ne le distinguerait dans le cas contraire du philosophe ou de l’homme prudent, dont la sagesse « ne consiste pas seulement dans la connaissance purement théorique du bien, mais encore dans la capacité de le faire ». On objectera peut être que la différence, entre eux, est précisément celle-ci : que l’intempérant peut, lui, connaître théoriquement le bien et ne pas le faire. Force est pourtant de dire qu’Aristote ne dit rien de tel. On ne doit d’ailleurs pas comparer l’intempérant « à celui qui sait et qui contemple » mais seulement « à celui qui est en état de sommeil ou d’ivresse » — donc à celui dont nous disons communément qu’il ne sait pas ce qu’il fait.
Ces incohérences ne disparaissent pas, si l’on dit qu’il n’y a pas plus de connaissance au sens plein que d’ignorance au sens plein, et que la situation normale du sujet agissant le tient également éloigné de ces deux limites. H lies ne disparaissent pas non plus, si l’on distingue le problème juridique et pénal de la responsabilité de l’homme devant le mal (qui peut nous amener a blâmer et a sanctionner l’ignorant), et le problème psychologique et moral de l’origine du mal (qui nous lait nous demander si le vice vient de la passion, ou de la volonté qui cède à la passion, ou de la volonté qui se détermine elle-même sans passion). Car il reste qu Aristote, successivement, rejette et accepte la thèse qui réduit le vice à l’ignorance, et laisse ainsi indéterminée la part qui, dans celui-ci, revient à la volonté. S’il nie que l’ignorance excuse le vice, il ne nie pas en revanche qu’elle le définisse. C’est en bien des sens que l’intempérant est un ignorant. C’est donc en bien des sens aussi que l’on peut supposer que, s’il ne l’était pas, il échapperait au vice.thèse socratique «