La volonté de vivre et la parole
La ligne de front tenue contre les manichéens est aussi la vraie ligne de partage centre Augustin et Aristote. Pour ce dernier, sans doute, il dépend de nous d’agir ainsi ou autrement et l’on peut appeler volontaire toute conduite qui implique délibération et choix. Mais, quand nous délibérons sur le parti à prendre, la délibération porte sur les moyens et non sur la fin. Ainsi un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade mais s’il faut mieux prescrire tel ou tel remède . Le choix qu’il suppose déjà posé un but (la santé) qui n’est pas, lui, l’objet d’un choix. Or la faculté de poser les lins, selon le traité De Pâme, c’est la « faculté désirante », qui est aussi dans l’âme l’unique « force motrice ». La volonté, comprise comme la faculté de délibérer sur les objets dont la réalisation dépend de nous, se distingue alors du désir et reçoit de celui-ci l’impulsion propre à la mettre en mouvement. Bien véritable ou bien apparent, « c’est toujours l’objet désirable qui meut ». Puissance passive, la volonté n’a donc pas par elle-même la force de se mouvoir. Elle n’a pas, autrement dit, le pouvoir de se donner à elle même son objet. Dans le combat qu’il mène contre le manichéisme, c’est cette thèse que se voit contraint de rejeter saint Augustin. Puissance active, la volonté est selon lui entièrement libre. Rien, de l’extérieur, n’a le pouvoir de déterminer les fins qu’elle se propose et qu’elle poursuit ou d’un vouloir partiel (c’est le cas lorsque l’esprit lutte contre la chair) ou d’un vouloir total (c’est le cas lorsque l’esprit triomphe de la chair). Ce que nous appelons désir et dont nous sommes tentés de situer la cause ailleurs qu’en nous-mêmes, nous devons apprendre à le concevoir, encore une fois, non comme une nature opposée à la volonté mais comme une volonté opposée à elle- même. L’expérience commune en témoigne : ce ne sont pas seulement les moyens de rester en bonne santé qui dépendent de nous et font l’objet d’un choix mais encore la santé elle-même comme une fin préférable à la maladie et à la mort.
On peut d’ailleurs, au-delà de la signification triviale qu’il a chez Aristote, donner à cet exemple une portée beaucoup plus générale, et s’en servir comme d’un fil conducteur pour la détermination du rapport qui unit, selon Augustin, la volonté et la vie. Il y a, en effet, une biologie indépendante de toute psychologie; mais il n’y a pas moins une psychologie indépendante de toute biologie. L’homme, par sa conduite, le montre : il affirme une volonté de vivre où la volonté n’est pas l’expression de la vie niais la vie, au contraire, l’objet de la volonté. Irréductible à toute détermination naturelle — à tout « vouloir-vivre » — , cette volonté peut, pour cela même, faire un autre choix. Elle peut renoncer à la vie. Ce renoncement, sans doute, peut être interprété lui-même comme le symptôme d’une « maladie » de la volonté — terme qu’Augustin n’hésite pas, quant à lui, à appliquer à tous les cas où la volonté, en lutte contre elle même, ne veut que d’un vouloir partiel —, mais il s’agit alors d’une métaphore qui fait signe moins vers une conception biologique du désir que vers une conception morale de la volonté, et où s’entend l’écho lointain du Deutéronome. « Choisis le bien et tu vivras » : tel est en effet le sens profond d’une conception pour laquelle la mort sera tenue symétriquement pour l’objet d’un choix qui ne résulte pas de la soumission de la volonté à une puissance étrangère mais de la rupture du lien qui unit cette volonté à la volonté de Dieu et du silence qu’elle oppose à sa Parole. Ainsi, « raisonnable » ou « déraisonnable », la volonté est l’unique cause du mal : il n’y a rien dans le mal qui ne vienne de la volonté humaine et rien dans la volonté qui ne vienne d’elle- même. On peut, sans doute, comme le fait Aristote et comme le font plus nettement encore les manichéens, distinguer la « volonté » du « désir », mais il s’agit d’une distinction modale et non d’une distinction réelle : elle passe à l’intérieur de la volonté elle-même.