La volonté , cause déficiente du mal : augustin contre pélage
Mais le rejet du manichéisme amène saint Augustin dans le voisinage d’une autre doctrine : celle d’une volonté capable, eu se donnant son objet, de faire surgir en quelque sorte l’être du néant, et d’affirmer ainsi son pouvoir créateur. Or celte doctrine est la source de difficultés aggravées. Le problème n’est pas que l’homme puisse, par lui-même, faire le mal, mais qu’il puisse par lui-même faire le bien et croire qu’il sera justifié par ses œuvres. Une liberté absolue de l’homme dans le mal innocente Dieu; mais une liberté absolue de l’homme dans le bien, en rendant sa grâce inutile, réduit dangereusement la distance ontologique qui sépare le créateur de sa créature. Le rival de Dieu ne se trouve plus alors au ciel mais sur la terre. Pour exonérer Dieu de la responsabilité du mal, on fait de l’homme son égal en puissance et on laisse croire qu’il dépend de lui d’être damné ou d’être sauvé. On dira ainsi que c’est Dieu qui donne à l’homme une volonté libre mais que l’exercice de cette volonté dépend de l’homme et de lui seul. La seule grâce alors est celle de la liberté, dont l’usage nous appartient. On ne supposera donc avant celle-ci nul désir, nulle inclination, nulle faiblesse héritée. Ce n’est pas, dans cette perspective, un péché d’origine qui lie l’homme à Dieu, mais un contrat qu’il dépend de lui de rompre ou d’honorer. Toute faute est actuelle et individuelle. Elle est de l’ordre non de l’essence mais de l’accident. Telle est l’autonomie de l’homme que celui-ci peut, s’il le veut, être sans péché, et n’a nul besoin pour cela d’un secours transcendant. En unissant l’orgueil stoïcien et le juridisme commun aux Juifs et aux Romains, on aboutit ainsi à une complète désubstantialisation du mal dont la contrepartie est une exaltation de la liberté humaine. Or qu’est-ce que le péché, sinon précisément le fait d’une âme enivrée par l’abus de sa propre liberté et dédaignant le service de Dieu? Et, si telle est bien sa définition, alors comment ne pas trouver dans cette doctrine l’esprit du péché?
On comprend que son auteur, Pelage, moine breton du IVe siècle, ait été, à l’égal de Manès, condamné par saint Augustin. Celui-ci pressent que, si l’homme est l’auteur du mal, alors plus rien n’empêche qu’il soit aussi l’auteur du bien, et que « bien » et « mal » n’auront bientôt plus de sens que par rapport à l’homme compris comme sujet autonome. D’ailleurs, s’agissant du mal lui-même, ne doit- on pas dire que, même s’il n’est pas une substance ou une nature, il a une extension et une persistance qui en font moins un acte ponctuel qu’une disposition commune et relativement stable? Ce que la religion suppose ici dans les termes d’un penchant au mal dans l’espèce humaine, les tribunaux ne le vérifient-ils pas en punissant avec une sévérité accrue les récidivistes? Comment alors imaginer que l’homme puisse, par lui-même, œuvrer pour son salut? Pélage est pour nous le premier des modernes mais il est pour Augustin le premier des hérétiques. Contrepartie de la critique du manichéisme et de l’assignation du mal à une cause unique, le pélagianisme absolutise la volonté humaine et prive la foi de son fondement. Ses partisans ne voient pas que, si la volonté est infinie dans le mal, elle est finie dans le bien. Bien avant Luther, mais sans faire sienne la thèse de la prédestination, Augustin affirme à la fois la puissance radicale de l’homme dans le mal et l’impuissance radicale de l’homme à contribuer seul à son salut. « Qui étais-je, moi, et quel étais-je? Quel mal n’ai-je point fait, ou dit, sinon fait; ou sinon dit, voulu? Mais vous, Seigneur […], vous avez vidé jusqu’à la lie, au fond de mon cœur, un abîme de corruption. Il ne s’agissait de rien de moins que tic ne plus vouloir ce que je voulais et de vouloir ce que vous vouliez.»