La souffrance et l'invention du péché
On peut appeler aussi remords un tel sentiment. L’intérêt de ce dernier terme est qu’il jette un pont entre le mal commis et le mal subi : effet en retour du mal commis sur le mal subi, il sera mieux défini comme « la modalité de la souffrance liée au péché ». Cette définition, à son tour, suggère que le discours sur le péché est par lui-même et en premier lieu, comme l’a remarqué aussi Y. Brès, un discours sur la souffrance. A quoi répond l’« invention », dans notre culture, du péché, de l’aveu du péché et de l’espoir de salut rendu possible par cet aveu ? A cette question, on peut apporter une réponse qui est à la fois d’une grande portée et d’une grande banalité : à la souffrance . C’est parce qu’il existe une souffrance irréductible à la faute qu’il existe un « péché » vide de tout contenu moral ou juridique déterminé. Sans l’excès du souffrir, ne serait pas née l’idée d’un mal qui excède lui même les formes empiriques de la méchanceté. Mais ne faut-il pas aller alors au-delà de la suggestion contenue dans la définition que Nabert donne du remords, et tenir plus généralement et plus fondamentalement la souffrance pour lu condition de possibilité de l’expérience du mal et pour la source aussi de toutes les spéculations et tic toutes les symbolisations auxquelles cette expérience a donné lieu dans l’histoire et dans la civilisation ?
L’épreuve de Job pourrait nous en convaincre mieux que celle d’Abraham. Certes, on peut parler, dans les deux cas, d’une mise à l’épreuve qui implique dans l’individu des ressources propres à lui permettre d’assumer la situation qui lui est laite par un Dieu dont l’existence est dès lors présupposée : « Ce que vous savez, je le sais, moi aussi », crie Job à ceux qu’il appelle « badigeonneurs de mensonge », « pénibles consolateurs » ou « médecins de néant », « mais moi, c’est à Chaddaï que je parle, c’est avec Dieu que je veux m’expliquer ». Ainsi se trouve explicitement mobilisée une catégorie dont parait dépendre la signification de la souffrance et que Kierkegaard appelle la catégorie du « devant-Dieu ». Mais on peut penser aussi, à l’inverse, que c’est la souffrance elle même qui engendre cette catégorie. On peut penser, autrement dit, que c’est la souffrance qui, en dépassant la mesure de ce qu’un homme peut supporter, fait naître eu lui l’idée d’un Dieu sur lequel il reporte, dans l’espoir d’une réponse, les questions que suscite l’expérience de l’injustifiable. Lorsque Jérémie, de même, demande, inquiet, à l’adresse de Yahvé : « Serais-tu contre nous irrité à l’excès ? », il exprime une inquiétude qu’a d’abord fait naître en lui l’excès du mal. Non seulement cet excès peut apparaître indépendamment de toute foi révélée, mais il ouvre encore l’espace intérieur où cette révélation pourra s’accomplir.
L’idée du péché et celle de la rédemption sont produites ensemble par une expérience où il faut voir moins, encore une fois, une forme particulière du mal, que le fond même de la condition humaine et la source de toute détermination ultérieure des valeurs propres à telle ou telle religion et à plus forte raison à tel ou tel système moral. La contradiction entre ce que nous sommes et ce que nous devrions être ne résulte pas, certes, du seul rapport de la liberté à la règle ; mais elle ne résulte pas non plus de la constitution préalable d’une tradition et d’un culte tels que ceux qui définissent la foi juive et la foi chrétienne. Serait-ce le cas que nous ne verrions rien de plus, dans l’histoire de Job, qu’un document ethnographique sur les croyances et sur les doutes des anciens Hébreux. C’est tour le contraire : universellement présupposée, cette contradiction, entre Vôtre et le devoir-être, est une donnée immédiate de la conscience souffrante. La religion a sa place dans la démarche progressive qui conduit le mal à sa défaite et à son pardon, mais elle n’a pas sa place dans la démarche régressive qui reconduit le mal à son origine.