La souffrance avant la faute : primat du mal phisique
D’après Nietzsche, cependant, c’est le rôle d’une « généalogie de la morale », en établissant la pensée « par-delà bien et mal », de faire apparaître ces derniers d’abord comme des concepts vides, ensuite comme des pseudo-concepts : expressions dérivées des forces qui s’affrontent au cœur de la vie et qui ne sont en elles- mêmes ni « bonnes » ni « mauvaises », ils nomment seulement la manière dont ces forces rusent avec notre conscience et se font passer pour ce qu’elles ne sont pas. Cette généalogie fera ainsi apparaître la conscience elle-même comme un épiphénomène et le cortège des sentiments qui l’accompagnent et vérifient apparemment sa moralité – pitié, responsabilité, culpabilité, justice, devoir — comme autant de déguisements d’une nature foncièrement amorale. Héraclite, avant Spinoza, axait relégué le bien et le mal « parmi les pures inventions humaines » et ramené le monde à cet « état d’innocence » ou il se trouvait avant l’apparition du morsus conscientiae.
Mais, si telle était bien l’origine de la conscience et des sentiments moraux, serait-on pour autant justifié à ne voir en ces derniers que des réactions « hostiles à la vie » et des symptômes de la maladie qui la ronge et retourne contre elle sa « puissance » r Ne pourrait-on pas v découvrir aussi bien des conditions positives de la vie comprise comme la vie de la personne humaine: L’homme du repentir n’est pas l’homme du ressentiment ; quand le second regarde vers le passé et n’exprime que son impuissance à vivre, le premier regarde vers l’avenir et se donne le moyen de dire à nouveau oui à la vie ! Et que dire de l’homme révolté ? La protestation qui l’anime n’est pas une défaite mais une victoire de la volonté ; elle est l’affirmation même d’un être qui, en ne voulant pas de la condition qui lui est faite, veut celle qu’il s’est choisie et qu’il cherche à réaliser.
Admettons même, avec Nietzsche, qu’il n’y ait, derrière le « bien », le « mal » et l’ensemble des phénomènes moraux, rien de moral ; supposons que tous ces phénomènes puissent être réduits à l’innocence enfantine et à la joie brutale de l’affirmation qu’est la vie prise en elle même : il reste alors à trouver dans celle-ci ce qui s’oppose aussi constamment à son libre déploiement ; il reste, autrement dit, à reconnaître et à identifier au cœur même de la vie l’origine de la négation dont dérive la différence du « bien » et du « mal ». Répondra t-on qu’à l’impératif « il ne faut pas » ou au conditionnel passé « je n’aurais pas dû » correspondent des « forces réactives », c’est-à dire des forces qui retournent contre elle-même la tendance originelle de la vie a la puissance ? On ne fera alors que répéter la question posée. Car d’où viennent à leur tour ces forces réactives r Comment liait la contradiction qui oppose la vie à elle-même ?
Qu’il s’agisse de faute ou de châtiment, de justice ou de pitié, la réponse, à chaque lois, est la même : de la souffrance. Si la « maladie la plus grave » est celle de « l’homme souffrant de l’homme », c’est parce qu’elle introduit dans la vie elle-même un désaccord qui pousse celle-ci à chercher hors de soi une issue. « Premier des arguments contre l’existence », la souffrance l’est par la révolte qu’elle suscite immédiatement contre elle-même. Répulsive de soi, elle est littéralement l’impuissance de la vie à se supporter elle-même. Aussi n’est-il pas étonnant que toute morale, directement ou indirectement, la présuppose. Il n’a aurait, sans elle, ni les « biens » ni les « maux ». Résidu de la méthode généalogique appliquée aux jugements et aux sentiments moraux, elle apparaît ainsi comme un phénomène originaire. La cruauté des châtiments publics ne s’expliquerait pas, si la douleur n’était le principal adjuvant de la mémoire et ne ranimait en chacun la terreur dont s’accompagna peut être jadis le serment d’allégeance qui devait enfermer les hommes dans la « camisole de force sociale ». Balzac avait raison : celui qui moralise ne fait en somme que « montrer ses plaies ». Le mal est dans le corps avant d’être dans la volonté, l.e principal bénéfice de la critique nietzehéenne de la morale n’est pas de ruiner l’apparente substantialité du bien et du mal mais d’enraciner l’un et l’autre dans un sol ontologique où ils accèdent à leur propre signification
il est de montrer que le problème du mal n’est ni seulement ni d’abord un problème moral.
Mais résulte-t-il, d’une telle critique, qu’il n’y ait tout simplement pas de « problème du mal » ? Il faudrait pour cela que la souffrance ne soit pas elle-même un mal. Il faudrait, autrement dit, qu’elle ne soit pas en réalité ce qu’elle est pour la conscience qui l’éprouve. Or c’est à ce point précisément que l’interprétation nietzehéenne avoue à son tour son caractère arbitraire et se révèle tout entière commandée par une métaphysique de la vie qui n’échappe pas à la confusion propre à toute métaphysique : celle du réel et de l’idéal.La souffrance avant la faute