La contre-existence du mal selon proclus : Le mal réellement opposé au bien
En dépit de sa lecture de Denys l’Aéropagite, lui-même lecteur de Proclus, Thomas reste en retrait de la percée accomplie, dans le néo-platonisme, vers le concept kantien de « grandeur négative », dont l’application au problème du mal déterminera pour la philosophie spéculative, autant que pour la philosophie pratique, un changement de paradigme qui survivra d’une certaine manière à l’hégélianisme. Sa doctrine ne fait droit ni à la violence du bourreau ni à la souffrance de la victime. Réduit au mal moral, le mal physique est lui-même un concept vide; il n’est que l’absence, toute provisoire, du bien promis à tous les miséricordieux. Tout autre était, sur les mêmes sujets, la pensée de l’auteur des Trois études sur la providence. Examinant tour à tour les arguments de ceux qui nient puis les arguments de ceux qui affirment l’existence du mal, Proclus en propose en effet une synthèse où les seconds, en dépit de l’orientation générale du propos, pèsent pour nous d’un poids plus lourd que les premiers. Car si la thèse, purement spéculative, repose tout entière sur une pétition de principe — « le bien étant cause de tous les êtres, on ne saurait admettre qu’au nombre de ces êtres figure le mal ’ »‘ » —, l’antithèse part de considérations de fait qui empêchent la raison de se couper de l’expérience et de faire toute seule les questions et les réponses.
C’est un tait, ainsi, que les vices s’opposent aux vertus; chacun peut éprouver en lui le combat que se livrent les uns et les autres; prétendre que cette opposition est sans réalité serait s’empêcher de distinguer, parmi les hommes, le juste de l’injuste, ou le sage du libertin; on aboutirait au même résultat si l’on ne voyait, entre le vice et la vertu, qu’une différence de degré; chacun au contraire « est authentiquement un mal »; il n’est pas « un moindre bien »; il y a entre l’un et l’autre une opposition réelle. C’est un fait encore qu’existe en toute chose, dès l’origine, un élément qui la corrompt et qui la détruit. Le mal est cela même : « l’élément corrupteur que porte en elle chaque créature’’ ». En ce sens, il existe nécessairement et non seulement de manière accessoire ou accidentelle. De l’âme au corps, du mal commis dans la faute au mal subi dans la douleur, seul diffère le mode de corruption.
On peut dire sans doute que l’action corruptrice du mal mène de l’être au non être, mais cette action elle-même est quelque chose. Ceux qui affirment que le mal n’est pas s’embrouillent d’ailleurs car, pour ne pas risquer de confondre l’homme qui, simplement, n’accomplit pas de bonne action, avec celui qui en accomplit une mauvaise, ou l’homme qui n’éprouve pas de plaisir, avec celui qui souffre, il leur faut distinguer le non-être du mal de ce que nous disons ordinairement n’être pas (n’être nullement) et admettre que le mal « est plus éloigné du bien que le non- être » pris en ce sens ordinaire, qu’il est non-être « dans une mesure plus grande encore ». D’où l’on devrait conclure à la fois que le mal est moins que rien et que le mal est plus que rien! On serait plus clair en disant qu’il est de manière négative. L’expérience montre d’ailleurs que le non être vaut mieux que le mal être — que la mort par exemple est préférable à la souffrance cl au déshonneur.
Toutefois le mal, s’il est réellement opposé au bien, u ‘existe pas indépendamment de lui. La corruption suppose la génération, la haine l’amour, le vice la vertu. Chacun, en même temps qu’il se prive de la nature contraire, « puise en quelque sorte sa force dans cette nature ». Le bien engendre le mal, qui se nourrit du bien. C’est, dans le corps, le paradoxe du cancer : plus on est vivant, plus on est mortel! Et c’est dans l’âme, comme le remarquait Platon dans l.a République, le paradoxe de l’injustice : la présence de la justice lui donne de la force et la pousse à agir’9. Comme certains animaux alimentent l’insecte parasite qui les ronge, la loi fait naître le désir de sa transgression. Le sadisme le montre sur un autre plan, et avec lui le ressentiment et l’esprit de vengeance.