Deux volontés une : Augustin contre manès
Il faut, pour répondre à ces questions, évoquer une théorie à laquelle se rattache la conception aristotélicienne de la méchanceté comme servitude volontaire : la théorie des parties de l’âme. On peut se demander, certes, si l’âme est composée de « parties ». Mais, si elle l’est, alors il existe aussi en elle une région où ses deux parties principales — que l’on peut appeler par commodité « rationnelle » et « irrationnelle »— se rencontrent et s’influencent réciproquement1. C’est dans cette région que se nouent et se dénouent les conflits qui déchirent l’intempérant. Or il faut pour cela que ces parties ne soient pas trop dissemblables. Le seraient-elles qu’à jamais étrangères l’une à l’autre, elles demeureraient aussi sans action l’une sur l’autre. En outre, cette séparation, en ruinant l’unité de l’âme humaine, introduirait en elle un élément proprement bestial, inaccessible donc à toute éducation morale. Il faut donc faire la supposition inverse. Opposée a la raison, la passion l’est sans doute, mais elle n’est pas purement irrationnelle. Elle n’est pas non plus purement involontaire. Bien plutôt procède-t-elle en quelque manière de la raison et de la volonté. Il en est de même, on l’a vu, des dispositions qui forment le caractère. Issues de la dégradation progressive de la volonté en habitude, elles conservent un lien avec ce qui n’est pas elles. Leur apparente nécessité est l’effet non de la nature mais d’une liberté qui s’est perdue en elles.
La solidarité de ces deux théories est attestée par leur reprise conjointe par saint Augustin. Selon l’auteur des Clou fessions, en effet, « c’est de la volonté pervertie que naît la passion, c’est de l’asservissement à la passion que naît l’habitude, et c’est de la non-résistance à l’habitude que naît la nécessité’ ». Nous nous trompons donc en disant, pour excuser nos conduites, que nous avons agi « contre notre volonté »; mieux vaudrait dire qu’il y a en nous deux volontés, l’une charnelle, l’autre spirituelle, et que c’est volontairement que nous en sommes venus là où nous ne voulions pas. Lorsque Pâme se donne des ordres à elle-même, et qu’elle se heurte à des résistances, c’est elle qui veut et qui ne veut pas. Le combat de l’esprit contre la chair est dans ce sens le combat de la volonté avec elle-même, et la « loi île péché » ne se distingue pas de la « violence de l’habitude », dont le poids empêche l’âme de vouloir d’un « vouloir total » et de « se mettre tout à fait debout ».
Si la théorie augustinienne des deux volontés reprend la théorie aristotélicienne des parties de l’âme, c’est dans une perspective qui n’est plus tant juridique que psychologique et qui s’inscrit elle-même dans l’horizon plus large d’une anthropologie du péché dont l’enjeu est la réponse apportée — ou, au contraire, refusée — par l’homme à l’appel de Dieu. De ce changement de perspective, elle sort affinée et renforcée. Il est très vite clair, ainsi, que ces « deux volontés » n’en font qu’une, et que, lorsque se produisent les conflits qui nous agitent et nous font hésiter entre des possibilités contraires, il n’y a pas en nous deux âmes mais une seule. Lorsque je délibère pour servir Dieu ou la chasteté, « je lutt[e] avec moi même et je [suis] déchiré intimement »; je suis ce moi qui veux et ce moi qui ne
veux pas; je suis « l’un et l’autre moi ». En s’intériorisant, le conflit trouve un centre et une origine uniques. Il nous oblige donc à trouver en nous et non dans un autre la cause du mal que nous faisons. De cette façon se trouve paré l’argument des manichéens, « qui, de cette observation que la volonté est double quand elle délibère, concluent que nous avons deux âmes de natures différentes, Tune bonne, l’autre mauvaise », et que la seconde agit sur nous comme une chose étrangère. Pour saint Augustin, rien ne peut agir de l’extérieur sur la volonté. En toute rigueur, l’origine de la volonté mauvaise ne se trouve donc pas ailleurs que dans la volonté elle-même. C’est l’erreur des manichéens, dans leur recherche de la cause du mal, d’avoir préféré croire la substance de Dieu passible du mal, que la leur capable de mal faire . Recherchez au-dehors la cause de la mauvaise volonté, vous ne la trouverez pas : « la mauvaise volonté est la cause de tout acte mauvais, mais rien n’est la cause de la mauvaise volonté’’ ». Sans doute, mal faire, c’est se tourner vers un objet inférieur dont on est tenté après-coup de faire la cause de son action. Mais, si en présence du même objet, l’un cède et l’autre non, alors on est obligé d’admettre « ce n’est pas l’objet inférieur qui a fait la volonté mauvaise, mais elle-même qui s’est corrompue par la recherche déréglée et coupable île l’objet inférieur ». Il ne faut donc accuser ici ni la chair ni la suggestion d’un esprit malin.Augustin contre manès