Nature et liberté : Le choc infini
C’est le propre de la souffrance d’être subie et de s’imposer au sujet comme une nature étrangère à son essence propre. D’où l’expression de « mal physique» que lui applique Leibniz. Mais la souffrance n’est pas simplement subie. Elle ne se distinguerait pas dans ce cas de l’impression que font sur nous les odeurs, les saveurs, les couleurs ou les sons, et ne nous affecterait que pour être reprise et dépassée dans une activité supérieure. Ou bien elle ne constituerait, à l’égard de nos possibilités théoriques, pratiques ou instrumentales, qu’une défaillance passagère ou une incapacité particulière. Bien plutôt suspend-elle tous nos pouvoirs. C’est une impuissance élevée elle-même à la dernière puissance. Ce dont elle nous prive n’est pas telle ou telle possibilité de notre être mais notre possibilité même d’être. Elle défait l’unité formée, au même de l’existence, par l’être et le possible. « Quand on frappe avec un marteau sur un clou », écrit S. Weil, « le choc reçu par la large tête du clou passe tout entier dans la pointe, sans que rien s’en perde quoiqu’elle ne soit qu’un point. Si le marteau et la tête du clou étaient infiniment grands, tout se passerait encore de même. La pointe du clou transmettrait au point sur lequel elle est appliquée ce choc infini». La souffrance constitue ce clou : «la pointe est appliquée au centre même de l’âme; la tête du clou est toute la nécessité éparse à travers la totalité tic l’espace et du temps ».
Événement absolu donné dans une évidence absolue qui n’est possible elle- même que dans un présent réduit à un instant absolu, la souffrance, on l’a vu, s’oppose ainsi a l’angoisse. Le seul pouvoir que nous laisse cette dernière pour vivre malgré tout —celui d’ignorer ou, plus exactement, de feindre d’ignorer—, elle l’annule. Elle interdit l’oubli que la mort mais aussi la liberté, de deux manières différentes, suscitent originairement contre elles-mêmes, et qui font de notre existence une existence constamment fuyante. Ce qui s’y montre, s’y montre sans occultation. Quand l’angoisse est structurellement liée à ce que Pascal nomme « divertissement », Sartre « mauvaise foi » et Heidegger « bavardage », « curiosité » ou « équivoque », la souffrance est l’arrêt du divertissement; elle « creuse la conscience en la vidant tout à coup de tous les objets de préoccupation qui suffisaient à la remplir ». Que l’on parle alors d’interruption du projet, d’autonomisation du versant passif de la vie intentionnelle ou, plus radicalement, d’inversion du sens de la temporalité, il s’agit de la même impossibilité de se mentir, de la même réduction de chacun à ce qu’il est. Nous ne souffririons pas si le mensonge était la structure dernière de la conscience, si rien, à la source même de l’acte qui l’engendre, ne contrariait la possibilité laissée à celle-ci d’« être ce qu’elle n’est pas » et de « n’être pas ce qu’elle est » — c’est-à-dire encore une fois de se fuir, de se divertir, de se laisser aspirer par les tâches multiples de la vie quotidienne ou de se perdre dans l’impersonnelle et irresponsable sécurité du « on fait » et du « on dit ».
Évoquant « l’écoute prêtée au On » par l’existence curieuse et bavarde qui est quotidiennement la nôtre, Heidegger lui-même remarque que cette écoute doit être « brisée » et qu’à l’homme entraîné par sa propre fuite en avant, il faut « revenir de sa perte ». Mais comment cela est-il possible? Attribuer à l’angoisse le pouvoir de nous « transporter devant nous-mêmes », c’est oublier que celle-ci détermine d’abord le mouvement qui entraîne l’existence au-devant de soi. Tout autre est l’éternelle passion qui, dans la souffrance, non seulement retient niais encore, littéralement, rive chacun à son être. D’être, alors, ne consiste plus pour l’homme à sortir de soi. L’existence n’est plus seulement une extase. Pétrification des possibilités par lesquelles nous sommes au monde, le temps suspendu du souffrir se distingue de cette manière de la temporalité extatique de V angoisse. Il interdit de palier de ce qui serait la « comédie de souffrir’ ». Bien au contraire : la souffrance se produit « toutes les fois que la nécessité, sous n’importe quelle forme, se fait sentir si durement que la dureté dépasse la capacité de mensonge de celui qui subit le choc ». Elle est « l’impossible » qui fait « sortir du rêve ».Heidegger