Mal physique , mal d'injustice et détail des choses : Métaphysique et religion
Mais cette dernière proposition n’a pas valeur de preuve : elle suppose un acte de foi qui seul peut sauver l’idée d’une Providence dont notre raison ne peut décidément nous donner une idée parfaitement claire et distincte. On a peut-être tort, sur ce point, d’opposer Leibniz à Malebranche. Pour le premier aussi, en effet, l’objection que la prospérité des méchants et le malheur innocent paraissent fournir contre la Providence cesse d’en être une, si l’on admet « l’autre vie ». Or cette admission s’appuie sur la seule autorité des Évangiles. Qu’elle ne soit pas en désaccord avec la raison ne signifie donc pas qu’elle ait la raison elle-même pour
fondement. Encore moins suffit-elle à justifier l’existence du mal dans cette vie. Mais Malebranche est plus attentif que Leibniz aux droits de la sensibilité et à la spécificité du mal physique. Aussi est il plus prompt que lui à renvoyer la métaphysique à la religion. De l’idée de l’ordre qui préside à l’existence du monde, nous n’avons qu’une idée confuse . Les propositions qu’énonce la raison relativement a l’existence du mal, bien qu’elles tendent à s’unir en un tout, ne constituent donc pas elles-mêmes un système. C’est au fil d’un dialogue en droit inachevable qu’elles prennent corps sous la plume du prêtre de l’Oratoire. Comme Bayle, Malebranche ne récuse pas le système mais réserve sa possibilité à Dieu seul. La logique de la preuve bascule, au terme des Entretien.r, dans une pathétique et dans une pratique de l’espérance qui ne l’annulent pas mais trahissent rétrospectivement son insuffisance. La foi seule permet d’affirmer que « tôt ou tard », les hommes seront misérables à proportion qu’ils sont criminels et heureux à proportion qu’ils sont justes. Seule surtout elle empêche qu’on ne tire de leur situation présente des arguments favorables au vice. C’est pourquoi, lorsque Artiste, empiriste sceptique que révulsent d’abord « toutes les contradictions qui paraissent dans les effets de la Providence », finit par s’accorder avec le rationalisme de Théodore, il le fait au nom d’une raison intérieurement ouverte sur ce qui n’est pas elle : « Je voulais qu’on arrachât les méchants qui vivent parmi les bons mais j’attends en patience la consommation des siècles, le jour de moisson, ce grand jour destiné à rendre à chacun selon ses œuvres. »
C’est l’insuffisance de l’argument de l’ordre, c’est-à-dire de la justification du mal par la simplicité et par la généralité des lois qui gouvernent le monde, qui peut faire conclure, de manière plus radicale, à l’absolue déraison ou, ce qui revient au même, à l’absolue liberté de l’acte créateur. L’établissement des lois générales n’est- il pas lui-même, en Dieu, le produit d’une volonté particulière ? Et cette volonté que rien ne cause ni ne lie —cette volonté proprement sans raison—, ne sommes- nous pas nous-mêmes libres de l’accepter ou de la rejeter, d’espérer d’elle une justification soustraite à notre entendement ou de n’y voir au contraire qu’une manière redondante, et d’ailleurs superflue, de nommer l’injustifiable?Métaphysique et religion