Le perversion du coeur : L'aporie de la responsabilité
Mais comment juger un homme que caractérisent l’absence de volonté, l’absence de pensée et finalement l’indifférence à sa propre vie? L’ultime ruse —et l’ultime perversité — du système totalitaire n’est-elle pas, en détruisant, bourreaux et victimes confondues, la personne à sa racine, d’interdire l’exercice du jugement ? Selon Arendt, cette question montre seulement l’insuffisance des conceptions morales et juridiques modernes, qui font reposer le jugement sur l’intention — qui supposent autrement dit que, pour juger et pour punir un criminel, il faut pouvoir déceler dans sa personne des raisons subjectives d’agir comme il l’a fait. A ces conceptions, elle oppose l’idée ancienne du mal comme « offense contre la nature » et comme violation d’une « harmonie » cosmique dont l’harmonie politique est l’image et que seul le châtiment peut rétablir. Lorsqu’un grand crime est commis, écrit-elle, « la terre elle-même crie vengeance ». S’il faut condamner Eichmann, c’est parce qu’il a ignoré ce que Kant lui-même avait appelé, dans le Projet de paix perpétuelle, les « conditions de l’hospitalité universelle», qui obligent les hommes, parce qu’ils ne peuvent pas s’y disperser à l’infini, à se partager la terre.
Arendt, il est vrai, ne cite pas Kant, en qui justement elle voit le père des conceptions modernes qu’elle critique. Mais le prix à payer pour cette omission, c’est l’oubli de la différence, essentielle dans la philosophie kantienne et sans doute dans toute philosophie pratique, entre le droit et la morale — différence fondée précisément sur l’intention. D’un côté, en effet, on ne considère que la capacité du sujet à se conformer extérieurement à la loi ; mais, de l’autre, ce qui est en jeu est la capacité du sujet à agir en vue de la loi elle-même. C’est pourquoi, lorsque seules importent, juridiquement, les conséquences objectives de l’action, l’évaluation morale de la conduite implique au contraire l’attribution d’intentions dont on peut seulement dire, dans le cas d’Eichmann, qu’elles ne correspondent dans sa personne à aucune réalité empirique, et demeurent par conséquent de l’ordre d’une supposition formelle. Que l’on choisisse de renoncer à cette supposition — comme à tout critère subjectif d’évaluation de la conduite—, et l’on devra renoncer à juger moralement Eichmann. On ne pourra plus en particulier reconnaître ce qui, aux yeux de Kant, distingue le crime (destruction « préméditée » et « délibérée » de la personne) de la simple faute ». Comment, d’ailleurs, sans cette référence, même simplement postulée, à la volonté propre de la personne, ne pas être entraîné — si nombreux furent, en la circonstance, les bourreaux, et si concourantes et ressemblantes objectivement leurs actions — à diluer le crime dans une normalité où le nombre fait loi et où il n’y a plus de coupable ? Arendt, il est vrai, s’en défend ; elle est consciente de la perversité d’une notion celle de « culpabilité collective » — dont Jaspers, avant elle, avait montré qu’elle impliquait contradiction et constituait le piège tendu par les criminels à leurs juges pour les empêcher de dresser leur acte d’accusation ; mais elle n’échappe elle-même à ce piège qu’en redonnant pour finir un sens à des critères « subjectifs » — tel celui de « plein gré », qui était au point de départ de l’analyse aristotélicienne de l’acte volontaire — dont elle avait d’abord cru pouvoir se passer. Être « de son plein gré » un instrument de l’assassinat en série, comme elle suppose finalement qu’Eichmann l’a été, qu’est-ce, en effet, sinon vouloir cet assassinat et avoir l’intention de le commettre ?
Ainsi, quand la description de la situation et de la personnalité des meurtriers totalitaires impose l’idée d’une action que ne commande aucune intention et qui s’apparente extérieurement à une action involontaire, une réflexion normative sur le jugement qui peut leur être appliqué oblige au contraire à conclure qu’il n’y a pas d’action sans intention, cette intention tendît-elle même empiriquement vers zéro comme l’implique l’idée d’une volonté indifférente.L’aporie de la responsabilité