Le perversion du coeur : L'indifférence
Cette séparation, entre le cœur et la raison, est la source d’une espèce de « folie méthodique » sur laquelle Kant avait déjà attiré l’attention dans son Anthropologie. Elle fait de l’idéologie totalitaire la « logique d’une idée » coupée du sol que foulent des hommes définis d’abord par leur capacité de penser et d’exister par eux-mêmes. Aussi le mal ne résulte-t-il pas tant, chez le meurtrier totalitaire, de l’usage de son libre arbitre, que de son attachement « mélancolique » à un ordre dans lequel il range tout : les choses, les autres et soi-même. Il est le fait d’une existence qui s’est placée, pour ainsi dire, à l’extérieur de soi, et ne se produit donc plus comme l’accomplissement d’un projet mais comme l’exécution d’un programme. Absence d’une pensée, d’une volonté, d’une passion et finalement d’une existence propres : plus que d’« inconscience », il faudrait parler ici d’indifférence, et concevoir donc cette indifférence non d’abord comme une indifférence à l’égard d’autrui mais comme une indifférence à l’égard de soi. Cette indifférence ne se limite pas d’ailleurs à la violence extrême de la bio politique des États totalitaires ; à un degré moindre, elle caractérise aussi dans nos sociétés l’abstention, l’inertie, la soumission, la démission, la résignation, la paresse et surtout l’ennui propres à ce qu’À. Jacob appelle le « mal ordinaire ». On peut même penser que ce mal ordinaire, parce qu’il inhibe lui aussi la capacité d’indignation de la personne, est la souche persistante d’une violence dont les aspects les plus terrifiants trahissent justement moins une volonté ou un projet démoniaques, qu’une éclipse démoniaque de toute volonté comme de tout projet. Il est moins de tout ramener à soi, que de n’être pas vraiment soi.
Lorsqu’il niait l’existence d’un mal absolu, Kant niait que l’homme pût renoncer entièrement à son humanité. Il niait, autrement dit, qu’il pût cesser tout à fait, comme être sensible, de s’aimer lui-même, et, comme être raisonnable, de reconnaître en lui l’exigence impérative du devoir. I ‘amour de soi n’est pas moins alors que l’aptitude au devoir, une composante de la nature humaine. En s’opposant au premier, d’ailleurs, ce dernier le présuppose : il n’y aurait, sans lui, pas de mérite à bien agir. Le mal totalitaire ne pourrait donc pas être dit « radical », s’il n’était un essai pour changer la nature humaine — s’il n’opérait, en l’homme, une transformation qui touche la racine même de son existence. La destruction de la personne morale implique en ce sens précis la destruction de l’amour de soi. Elle passe par la neutralisation de la polarité qui structure la vie affective et détermine les formes diverses de notre attachement à nous-mêmes : celle du vivre et du mourir. Les « meurtriers totalitaires » « ne se souciaient pas d’être eux-mêmes vivants ou morts, d’avoir jamais vécu ou d’être jamais nés ». Ce qui se trouve altéré en eux est cette « passion du propre » où Schelling, après Kant, pouvait encore situer l’origine du mal, et à laquelle reconduit aussi d’une certaine manière l’analyse heideggerienne de l’angoisse. Avec profondeur, Arendt remarque que les camps de concentration ne rendent pas seulement la vie mais encore la mort impossibles : « ils dépossèd l eut | l’individu de sa propre mort, prouvant que désormais rien ne lui appart[ ient | et qu’il n’appart[ient | à personne » — pas même à lui-même.
Comment des hommes ordinaires ont-ils pu tuer d’autres hommes, sans armes, sans défense, hommes, femmes, enfants, par centaines de milliers, systématiquement et sans la moindre pitié28 ? Cette question trouverait peut-être un début de réponse, si l’on tenait l’indifférence du meurtrier à sa propre mort pour le principe de son indifférence à la mort d’autrui. Car la mort, qui brise les liens, est elle-même un lien : elle unit chacun à lui-même et à ses semblables. Mais le mal, lui, délie sans relier ; il est la dé liaison pure et simple pour soi-même et pour les autres.
A un usage mécanique de la liberté et à une forme apathique de la passion, correspond finalement une manière impersonnelle d’être soi. C’est pourquoi le système totalitaire n’est pas un règne despotique sur les hommes mais un système « dans lequel les hommes sont de trop ». Ce que Kant appelait l’abîme de la liberté devient l’abîme de l’humanité confrontée à sa propre capacité de se détruire. C’est l’abîme d’une humanité capable d’inverser le sens de la création telle que l’expriment les grands mythes fondateurs de notre culture.