La notion de causalité déficiente
N’est-ce pas encore trop, cependant, de supposer la volonté infinie dans le mal? Sans doute le mal n’est-il pas une substance mais « la perversité d’une volonté qui se détourne de la souveraine substance »; mais cette perversité, qui l’a produite en l’homme chez lequel elle se produit? Répondre que lui même l’a produite, c’est lui attribuer un pouvoir surnaturel. Répondre, au contraire, que la nature l’a produite, c’est dire que le bien est la cause du mal. C’est parce qu’il refuse, contre les pélagiens, la première réponse, qu’Augustin est contraint d’affronter la contra diction impliquée dans la seconde.
Une nature bonne peut-elle engendrer une volonté mauvaise —le mal fût-il alors seulement pour celle-ci une possibilité dont il lui appartient de faire choix r A cette question, Augustin apporte une réponse qu’après saint Thomas, reprendront tous les scolastiques, et qui relève moins d’une psychologie que d’une ontologie. I Ile consiste dans la conception du péché comme néant, et de la cause même de la mauvaise volonté comme causa déficiens .
Chercher une cause efficiente de la mauvaise volonté, ce serait chercher à voir les ténèbres ou à entendre le silence. Ce serait ignorer que, tout comme les ténèbres sont absence de lumière et le silence absence de parole ou de son, le mal signifie en nous une « déchéance », une « défaillance » ou une « défection », et non un pouvoir positif semblable à celui que suppose le bien. La bonne volonté, sans doute, a une cause efficiente, mais « que l’on ne cherche donc pas la cause efficiente de la mauvaise volonté : cette cause n’est pas efficiente mais déficiente; elle n’est pas effectivement mais défectivement1 ». Cela veut dire non qu’il n’y a pas à proprement parler de volonté mauvaise mais qu’en taisant le mal, la volonté se prive elle-même des ressources qu’elle mobilise pour bien faire.
Le mal est dans cette privation. Il est dans l’acte par lequel la volonté, à la fois, « se gonfle au dehors » et se dégonfle au-dedans. Le non-être n’est pas seulement alors l’objet de la volonté; il sanctionne encore en elle une diminution comparable à celle que subit celui qui, après s’être lui-même détourné de la lumière et plongé dans les ténèbres, ne sait plus où aller et ne peut plus avancer. « Il n’y a pas de déchéance vers le mal, vers une nature mauvaise », insiste saint Augustin, « le mal est dans la déchéance », laquelle consiste à « délaisser l’être souverain pour l’être inférieur18 ». Celui qui veut le mal veut moins, en ce sens, que celui qui veut le bien. Vouloir ce qui n’est pas, c’est ne pas vouloir ce qui est. C’est ne pas vouloir d’une volonté pleine et entière. La privation, sans doute, est une action : c’est la volonté elle-même qui, en se tournant vers le mal, se détourne du bien qu’elle délaisse; mais cette action se retourne en passion : elle a immédiatement le sens d’un état que la volonté subit comme une force ou, ce qui revient au même, comme une faiblesse dont elle ne serait pas l’origine. Songeons une fois encore à l’homme qui se jetterait lui-même dans un gouffre dans lequel la lumière ne pénétrerait pas et qui ne pourrait que demeurer immobile dans l’obscurité : son action même le priverait de la possibilité d’agir et réduirait sa volonté à une exigence formelle et vide. Il en est ainsi, à la lettre, de celui qui se prive de l’intelligence de la foi. S’il est vrai qu’au commencement était le Verbe, alors c’est « sans le Verbe [que] le péché eut lieu ». Il est un obscurcissement, une plongée volontaire dans la nuit où la volonté erre et n’est plus elle même. Lorsque Moïse propose à Israël : « Choisis la vie », il n’entend pas : « choisis entre la vie et la mort » ni même : « choisis la vie plutôt que la mort », mais : fais le seul choix qui en soit vraiment Lin et qui est celui qui t’assure un avenir sans lequel rien n’est plus possible. Le tic la mort est un non-choix. Il est la pente que suit la volonté qui renonce ou s’abandonne. Vouloir cela, c’est vouloir non seulement d’une volonté partielle mais encore d’une volonté qui n’est pas une volonté véritable. Le meurtre le montre presque autant que le suicide : il est l’issue de ceux qui n’ont plus d’issue, la preuve objective d’une impuissance subjective.
Ainsi, en agissant bien, la volonté augmente, et en agissant mal, elle diminue sa capacité d’agir. L’une veut ce que Dieu veut; dépourvue elle-même de substance, elle se nourrit de la substance divine; l’autre veut ce qui n’est pas et son action elle- même « n’est que néant ».