Le concept de dieu après auschwitz : Impuissance de dieu , désespoir de l'homme
Mais, à ce point, on s’interroge : Dieu peut-il, sans perdre par là même non seulement sa puissance mais encore sa divinité, cesser d’être celui qui donne? Et l’homme peut-il, sans cesser d’être homme, décider de l’existence ou de l’inexistence de Dieu ? Auschwitz, sans doute, n’est pas Lisbonne ; du mal que l’homme subit de la nature, il faut distinguer le mal que l’homme fait à l’homme. Mais, dans une situation où ne subsistent, face à face, que l’extrême rudesse et l’extrême détresse, qu’est-ce que « l’homme » ? Ce ne sont en réalité que pans, moments, fragments, lambeaux d’humanité. L’homme v apprend qu’il n’est rien et qu’il n’y a que des hommes. Les hommes y apprennent qu’ils 11e sont rien et qu’il n’y a que la succession éclatée de leurs violences et de leurs souffrances. Encore ne faut-il pas confondre alors ceux qui agissent et ceux qui pâtissent, les bourreaux et leurs victimes. L’homme qui peut « donner » à Dieu lorsque celui-ci n’a plus rien à lui offrir, c’est l’homme agissant — mais l’homme souffrant ? Que lui reste t il, lui, à donner, sinon sa souffrance même ? L’un ne veut pas donner ce qu’il a mais l’autre 11e peut pas donner ce qu’il n’a pas. Bien plutôt n’endure-t-il le mal que dans l’attente d’un Dieu qui puisse lui donner. Mais un Dieu qui ne peut rien et qui ne donne rien — un tel Dieu
ajoute seulement son impuissance à l’impuissance de sa créature. Comment alors le don de l’existence, auquel il a voulu borner son action, ne ressemblerait- il pas à un abandon ? Et comment cet abandon ne rendrait-il pas Dieu à la fois inutile et incertain ? Aide-toi car le Ciel ne t’aidera pas ! —ainsi faudra-t-il déchiffrer son silence. Un homme qui se voit confié par Dieu la garde de sa création est un homme qui ne peut se confier qu’à lui-même. C’est pourquoi aussi il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Or l’impuissance de Dieu suppose ici de nouveau la puissance de l’homme. Et cet homme capable de tout, est donc par avance coupable de tout. Aussi Jouas, à son tour, plaide-t-il la cause de Dieu et accuse-t-il l’homme pécheur. En confondant, sous le concept générique de « l’homme », bourreaux et victimes, il prend le parti des amis de Job et retrouve l’inspiration d’une théologie morale qu’il avait d’abord paru dépasser. La seule différence est qu’en souffrant, l’homme n’est pas puni mais se punit lui-même. On doit se demander même si un Dieu qui se retire de sa création et l’abandonne à elle-même n’est pas aussi un Dieu qui s’anéantit en celle-ci, et si le théisme ne se renverse pas dès lors en athéisme. Au moins remarquera-t-on qu’un Dieu impuissant implique, entre l’homme et Dieu, un renversement des rôles qui en rend l’idée plus incompréhensible encore aux yeux des hommes. Pourquoi, en effet, Dieu a-t-il renoncé à toute sa puissance ? Ne lui suffisait-il pas, en créant l’homme libre, de renoncer à une partie tic celle-ci r 11 en eût conservé assez alors pour lui porter secours. Au moins l’homme, dans sa souffrance, aurait-il pu se confier à lui. Mais un Dieu sans puissance, c’est un homme sans espérance.
« C’est le paradoxe suprême de la pensée », selon Kierkegaard, « que de vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne peut penser ! » ; ce « quelque chose « est l’« Inconnu » qu’on peut aussi appeler « Dieu » et que la pensée ne peut chercher sans chercher sa propre perte ; il est « la limite où l’on arrive toujours » mais après quoi aussi bien l’on court toujours comme après une « différence absolue » à laquelle nulle représentation n’est adéquate Cette différence en effet ne se laisse pas fixer ; en s’y efforçant, la pensée se trompe elle-même. C’est le cas particulièrement de la pensée par concepts. D’une limite dont 011 est fondé à dire qu’elle recule toujours, elle fait un objet sur lequel elle peut se refermer. A la passion paradoxale qui la torture, elle n’échappe qu’au prix d’une imposture. Éviter cette imposture, seule la foi le peut puisqu’elle préserve l’absolu de la différence et l’infini de la limite. Entre l’une et l’autre, il y a le fossé qui séparait déjà, pour Bayle, la théologie rationnelle de la relief ion révélée. En célébrant l’intelligence, l’une rend la foi superflue ; de la défaite de l’intelligence, l’autre fait le début de la foi. D’une certaine manière, le concept d’un Dieu impuissant s’efforce tic combler ce fossé ; il veut à fois sauver la cohérence du discours sur Dieu et ranimer en l’homme un lien brisé par la terreur et les charniers. Mais ne peut-on craindre qu’il échoue dans les deux cas ? Ni vérité de raison ni vérité de foi, un « Dieu impuissant » est plus qu’un paradoxe : l’énoncé d’une contradiction qui désespère également la raison et la foi.Le concept de dieu après auschwitz