L'idée de théodicée : Déculpabilisation et critique de la société
Présenter comme deux étapes d’une évolution linéaire que viendrait conclure la rationalisation augustinienne du mythe de chute les deux arguments qui fondent la théodicée, ne serait pas seulement ignorer cette articulation des concepts et ce chevauchement des cultures, mais refouler encore les effets d’une démytbisation qui touche aujourd’hui l’ensemble de nos traditions héritées et qui prend elle- même la forme d’une déculpabilisation frappant plus particulièrement ce deuxième argument. Dans l’idée d’un péché d’origine, la spéculation noue en effet avec la narration biblique un lien si étroit, que son pouvoir de conviction paraît dépendre entièrement du pouvoir de persuasion de cette dernière. Cette dépendance marquait pour Kant la limite de la théodicée considérée comme une branche de la théologie naturelle. Or elle est rendue pour nous plus problématique encore par I impossibilité ou nous sommes, tout simplement, de « croire à cette histoire ». Peut être cette impossibilité s’applique-t-elle plus généralement à l’entreprise même d’une théodicée. Mais elle est d’abord à nos yeux l’impossibilité de réduire li mal physique au mal moral. A bien des égards, comme on le verra, l’argument de l’ordre vise à résoudre le problème du malheur innocent et ne s’impose qu’après qu’a été reconnue l’existence d’un mal qui ne vient pas de la liberté. Finir
par cet argument, ce sera donc, en accentuant le versant passif de l’expérience du mal, affirmer la spécificité du mal physique.
On pourrait d’ailleurs reconnaître, dans cette reconstruction schématique de l’histoire du problème du mal, une troisième orientation. C’est à la Renaissance ci au mouvement d’émancipation humaniste, laïque et libéral qui se développe à l’âge classique et triomphe dans la philosophie des Lumières, qu’il faut peut-être faire remonter un argument qui subordonne la recherche des raisons à celle des causes et qui trouve sa formulation achevée chez Rousseau. Selon cet argument, le mal n’est ni dans la volonté ni dans le corps mais dans la société. Dire, en effet, que « tout tient radicalement à la politique » et que l’homme ne sera jamais « que ce que la nature de son gouvernement le fe |ra] être », c’est tenir la société, selon les deux conceptions —positive et normative — qu’en forme l’auteur des Confessions pour le lieu de la damnation et du salut. Cela n’empêche pas il est vrai ce dernier de voir dans l’homme l’artisan de son malheur. Mais le processus de victimisation qui accompagne l’évolution récente des démocraties et la tendance, propre à l’individu moderne, à échanger sa liberté contre la promesse d’échapper un jour a ce que Tocqueville appelait, dans un texte prophétique, « le trouble de penser et la peine de vivre », ont déplacé l’argument et remplacé pour finir la confession des péchés par la dénonciation du mauvais ordre social. En outre, l’expérience du totalitarisme ainsi que l’apparition, dans nos sociétés, d’une violence sans projet ni remords, ont paru donner un contenu nouveau à la thèse socratique selon laquelle nul n’est méchant volontairement. Sommet de la perversité ou pure et simple absence d’intention et de volonté ? Manière de « faire le mal pour le mal » ou, au contraire, de ne pas savoir que l’on fait le mal ? Mieux que toute histoire tics idées ou que toute réfutation en forme, ces questions, jointes à d’autres, pourront faire douter de l’aptitude de la liberté à constituer le dernier mot d’une réflexion sur les causes et sur les raisons du mal.Déculpabilisation et critique de la société