Le lieu ou la mal apparait
Il faut donc en convenir : le mal est sur la terre ; et il s’y trouve d’abord sous la forme non de la faute ou du péché mais de la souffrance. S’il fallait choisir entre le schème biblique de la transgression et le schème orphique de l’extériorité affectante, c’est au second qu’il faudrait demander l’intelligence du premier. Il doit lournir sa maiiere à une phénoménologie déterminant la manière propre dont le mal apparaît et se montre comme ce qu ‘il est.
« Tenter de comprendre le mal par la liberté », remarque P. Ricœur, « n’est nullement une décision sur l’origine du mal mais seulement la description du lieu ou le mal apparaît et d’où il peut être vu ». Mais en ajoutant que «seule la manière dont il affecte l’existence humaine le rend manifeste », il situe du côté non de l’action par laquelle cette liberté s’offre objectivement à la louange ou au blâme mais de la passion dont elle est l’occasion pour elle-même ou pour un autre le lieu d’un tel apparaître. Il ne suffit plus alors de dire que l’homme est — comme il est certain — l’espace de manifestation du mal ; il faut préciser encore que la liberté ne serait l’origine d’aucun mal, si elle n’était proprement un pouvoir de souffrir ou de faire souffrir. C’est la souffrance qui fait apparaître la liberté comme une liberté susceptible de mal faire. Le mal que je commets ne se montre tel, pour ainsi dire, que « sur » la souffrance d’autrui : sa souffrance me désigne comme coupable. Quant au mal dont je souffre, il est ce qui fait qu’un autre — fut-il moi-même — peut être regardé comme sa cause ou comme son origine. « Parce que nous pâtissons, nous reconnaissons que nous avons failli » : dans cette parole d’Antigone, on peut entendre ou l’aveu d’une faute particulière dont la souffrance serait l’effet, ou la révélation par la souffrance du sens général de la faute ; mais ce que faillir veut dire, nous ne le savons dans les deux cas que parce que nous savons ce que souffrir veut dire. Souffrir et faire souffrir : c’est là tout le mal. Que serait sans cela la méchanceté ? La définir seulement comme « l’utilisation des autres à des fins qui nous sont propres », c’est oublier les raffinements de la cruauté et de l’humiliation, où elle se montre précisément dans sa gratuité et dans sa pureté. L’excès de la méchanceté n ’infirme pas, il suppose au contraire l’excès de la souffrance. Que l’on invoque ou non ici l’esprit de vengeance, il y a une méchanceté qui trouve sa fin en elle-même et qui est la pure jouissance de taire souffrir et de vaincre en soi une répugnance naturelle à voir souffrir. Fénelon de ce point de vue a raison : « Ceux qui n’ont jamais souffert ne savent rien ; ils ne connaissent ni les biens ni les maux ; ils ignorent les hommes ; ils s’ignorent eux-mêmes ».
Il y a la faute parce qu ‘il y a la souffrance : cette inversion, phénoménologique- ment motivée, de l’ordre imposé traditionnellement à l’analyse, semble certes aller de pair avec un appauvrissement considérable de la notion de faute : elle met entre parenthèses les emplois multiples de ce terme dans les sphères du droit et de la moralité concrète. Mais cette mise entre parenthèses est le fait de la souffrance elle- même. Et elle est au principe d’une réévaluation de ces différents emplois selon des critères accordés non, justement, à l’existence relative des sociétés, des cultures et des traditions particulières, mais aux pré-requis d’une vie signifiante et aux conditions d’une existence humainement possible. Aussi impose-t-elle de chercher en deçà du langage — qu’il soit celui du mythe, de la spéculation ou, plus immédiatement, de l’aveu et de la confession — l’origine de l’opposition qui est pour nous celle du « mal » et du « bien ».
S’il s’agit de la faute, certes, le langage a une fonction constitutive. Il détermine ensemble le sentiment qui la révèle à elle-même, le jugement qui l’impute à son auteur et la règle de droit qui proportionne le mal et son châtiment. Mais il en est tout autrement s’il s’agit de la souffrance. Les mots perdent d’abord dans ce cas tout leur pouvoir. Et l’on peut penser alors, à l’inverse, que le mal ne signifierait rien dans notre langage, s’il n’était plus Fondamentalement Vinterruption du langage compris comme le milieu où se rassemblent et se déploient les vies humaines. Le lieu où le mal apparaît n’est donc ni celui où triomphe la liberté ni celui où règne le langage ; c’est le lieu, au contraire, où se produit le double effondrement qui confond Pacte et le signe dans l’impuissance du même cri révolté, du même désir de justice, du même appel silencieux.
Aussi la souffrance n’est-elle pas seulement le contraire de la faute ; elle est encore la racine commune du mal commis et du mal subi tels qu’ils se succèdent et s’enchaînent empiriquement sur la scène du monde. Schopenhauer aurait il pu, sans cela, voir en elle « le fond de toute vie » Aurait-il pu y reconnaître non seulement un phénomène particulier mais encore la loi générale d’apparition des choses à notre conscience ? C’est en tout cas comme cette expérience fondatrice que la souffrance fait du problème du mal un problème central de la philosophie.
Pourquoi, demandera-t-on toutefois, la souffrance et non la violence ? A cette question, on peut répondre d’abord que c’est la souffrance qui fait apparaître la violence. Même le mal politique est un mal fait à la personne ; quelle qu’en soit la cause, il n’a de sens que référé à l’expérience singulière de la privation, de l’aliénation et de l’indignité. Mais cette réponse en appelle deux autres, relatives, l’une aux limites, l’autre à la possibilité du discours philosophique.le schème orphique de l’extériorité