Métaphysique de la vie et phénoménologie de la souffrance
Lorsqu’il dénonce la « tartuferie de la morale », Nietzsche insiste sur le pouvoir du langage : c’est lui qui crée puis solidifie des oppositions que la vie ne connaît pas. Aussi l’opposition de l’être et du devoir-être, présupposée par toute théoriemorale, se laisse-t-elle facilement réduire selon lui à l’opposition, purement grammaticale, de l’indicatif et de l’impératif. Cette confusion des mots et des choses a cependant son origine dans les choses autant que dans les mots : c’est la vie qui a besoin de l’illusion. Or ce besoin lui-même, comment naît-il ? On l’a dit : de l’impuissance de la vie à se supporter elle même — autrement dit de la souffrance. Toute la question est alors de savoir si l’on doit tenir cette impuissance pour une manifestation première ou, au contraire, pour une manifestation seconde de la vie comprise comme « volonté de puissance ». Car devant la souffrance, deux attitudes sont possibles, qui consistent, l’une, à la repousser comme une chose qu’il convient d’abolir, l’autre, à la vouloir « encore plus profonde et plus grave–‘ ». C’est l’erreur tic Sehopenliauer d’avoir voulu, d’accord avec le bouddhisme, supprimer la souffrance. Bien plutôt faut-il voir dans celle-ci le principe d’une intensification de la volonté : « cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance a supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout |… | a été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ».
C’est ici que Nietzsche croise les stoïciens de l’époque impériale. Beaucoup les sépare mais autant les rapproche. Aussi peuvent-ils être réfutés ensemble. Selon Cicéron, ceux qui, comme Épicure, voient dans la douleur le mal suprême et dans « l’écoulement des jours » le lent mais seul remède contre elle, sont « des eunuques et des femmelettes’’* » : il n’est pas de vertu sans mépris de la douleur. Et ce mépris est au pouvoir d’une âme instruite tic la différence qu’il y a entre la réalité des choses et « l’idée qu’on s’en fait ». Que signifie le fait que la douleur s’atténue en durant, sinon que ce qui nous paraissait grand est petit ? Or ce que l’aide naturelle du temps apporte a celui qui a souffert, la volonté peut l’offrir à celui qui souffre. La souffrance ne tire donc pas sa force d’elle même mais de notre faiblesse. Sénèque’1 s’accorde ici avec Marc Aurèle: il n’arrive a personne rien qu’il ne puisse surmonter par la pensée contraire : nous sommes libres non de souffrir ou de ne pas souffrir mais de supporter ou de ne pas supporter la souffrance. Les deux mots se confondent d’ailleurs dans la patientia latine. Il s’agit moins, alors, de ne rien sentir, que de ne pas ajouter à la sensation douloureuse les représentations qui en multiplient et en répercutent indéfiniment l’écho en nous-mêmes.
La sensation, toutefois, peut-elle être séparée des représentations qui l’accompagnent r Et ces représentations dépendent-elles entièrement de la volonté et du jugement ? La souffrance, sans doute, n’est rien sans la pensée de la souffrance, mais ne vient-elle pas précisément de notre impuissance à n’avoir pas cette pensée r L’âme pourrait certes, lorsque « son plus proche voisin », le corps, est « découpé, brûlé, purulent, gangrené », « garder son calme », si elle constituait une réalité entièrement distincte de celui-ci, mais ce dualisme ne contredit pas seulement l’une des thèses les plus constantes du stoïcisme, il ignore encore ce qui fait de la douleur ce qu’elle est. «Qui veut, peut»? —encore faut-il pouvoir vouloir. « Laisse être et consens » ? — mais la souffrance est l’impossibilité même du consentement ; elle est le pur refus de soi. Ce refus n’est pas le produit d’une décision arbitraire ; il ne dépend pas d’un jugement qui s’ajouterait du dehors au mal. C’est dans le même instant que la souffrance s’’éprouve et se réprouve.
Bien que Nietzsche accuse les philosophes du Portique de « tyranniser » la nature et ne partage ni le moralisme ni l’intellectualisme qui soutiennent leur attitude devant la souffrance, c’est à lui, bien plus qu’à eux, que doit être adressée une objection que renforce cette fine remarque de saint Augustin, que l’on peut aimer à endurer mais que personne n’aime ce qu’il endure. Souffrir plus, sans doute, est vouloir plus —mais ce n’est pas vouloir la souffrance. La volonté alors est volonté : elle est le non du corps à la souffrance. Il est vain par conséquent de voir, dans ce non, le symptôme d’une « maladie du vouloir », vain aussi de lui opposer poétiquement la « puissance » de la vie et la « joie » de l’affirmation. Car c’est la vie elle-même, dans la souffrance, qui se refuse et s’oppose à soi.
Point n’est nécessaire, pour l’admettre, de distinguer entre la vie organique et la vie de la personne humaine, mais une telle distinction permettra d’étendre cette proposition à la souffrance d’autrui. C’est à cette extension que procède, avec Mcncius, la pensée chinoise : si quiconque voit un enfant sur le point de tomber dans un puits est saisi d’une violente frayeur et se précipite pour le sauver, ce n’est « ni pour se concilier les bonnes grâces des parents de cet enfant » ni « pour s’attirer l’éloge des voisins ou des amis » mais par l’effet d’une réaction antérieure à toute réflexion et à tout calcul et que l’on peut appeler « réaction d’insupportable». Souffrir est répugner à souffrir et à voir souffrir.
Objectera-t-on, contre ce que Nietzsche et d’autres ont appelé la « morale de la pitié », que l’on ne souffre jamais que pour soi ? On ne fera pas disparaître pour autant cette réaction d’insupportable et la manière dont la vie, a travers celle-ci, s’insurge contre elle-même. Cette réaction précède tout jugement de valeur comme toute représentation d’une règle. Bien plutôt est-elle ce à partir de quoi des valeurs et des règles deviennent pensables en général. L’ignorer serait ignorer les lois immanentes qui déterminent la compatibilité et l’incompatibilité de la vie avec elle-même. C’est pourquoi ni l’orgueilleuse indifférence du sage ni le rire de Zarathoustra ne sont un remède contre la souffrance. Tous ne commencent que lorsque la question qu’elle nous pose a déjà trouvé sa réponse.
Oublions provisoirement ce qui sépare une éthique de la norme et une éthique de la valeur et appelons « bien » ce qui doit être et « mal » ce qui ne doit pas être ; le problème est alors de comprendre comment se différencient primitivement être et devoir-être : y a-t il, au cœur de la vie, un phénomène tel que cette différence y soit présente non comme un produit dérivé mais comme sa propre loi de constitution ? Ce phénomène existe : c’est la souffrance. Pure épreuve de l’être, celle-ci se donne immédiatement comme ce qui ne doit pas être, litre et devoir-être apparaissent en elle comme les deux termes d’une contradiction originaire. Reconnaître dans la souffrance un mal est donc l’effet non d’une illusion due au ressentiment mais d’une attention entière à la vie réelle.la souffrance et la vie