La faute avant la soufrance : Primat du mal moral
Ces questions surgissent dès qu’est introduite la distinction du mal « moral » et du mal « physique », du mal commis dans la faute et du mal subi dans la souffrance. Car, si double est le mal, simple est celui qui en fait l’expérience. Aussi saint Thomas, après avoir opposé le « mal de coulpe » et le « mal de peine » et défini l’un comme une déficience de la volonté qui ne suit pas la droite règle et l’autre comme une affection indépendante de la volonté, réfère-t-il l’un et l’autre au même sujet : c’est la même « créature raisonnable » qui « déchoit volontairement du souverain bien » et qui « est châtiée durant la vie ». Cette dualité, affirme avant lui saint Augustin, ne trahit pas la présence en nous d’une âme étrangère mais seulement une peine infligée à notre âme pour prix d’une action dont elle s’est rendue coupable : le libre arbitre est l’origine du mal que nous commettons et l’équité des jugements de Dieu celle du mal que nous souffrons .
On le voit : référer le mal commis et le mal subi au même sujet, c’est introduire entre eux une relation de cause à effet : il y a la souffrance parce qu’il y a la faute. Même si elle caractérise plus proprement la pensée chrétienne, cette conception, prise au sens large, plonge ses racines dans une tradition théologique et philosophique plus ancienne. Au mythe hébraïque de la chute du premier homme fait écho la thèse socratique selon laquelle le tyran est le plus malheureux des hommes ; il ne serait pas pire, sans cela, « de commettre l’injustice que de la subir ». De cette injustice subie, le philosophe abandonne l’expression au poète et au prophète. Il existe, dès l’Antiquité et dans des aires culturelles distinctes, une littérature considérable sur la faute et le péché, quand la souffrance est représentée seulement par quelques textes au premier rang desquels L’Épopée de Gilgamesb et Le Livre de Job. Des grands tragiques grecs, comment ne pas remarquer que seul Sophocle, en plaçant au centre de son propos la souffrance imméritée et en faisant graviter autour de son point aveugle tous les éléments de l’action, ignore l’ordre de consécution qui fait du discours sur le mal un discours sur le crime et sur son châtiment r Cet ordre n’est pas neutre ; il est celui d’une philosophie et d’une théologie morales plus soucieuses de justifier que de décrire.
A cette philosophie et à cette théologie se rattache la doctrine kantienne du mal. Dire : « le monde est mauvais », est dire non : le monde souffre, mais : le monde est méchant. Déplorant la pauvreté de la langue latine, qui désigne par le même terme : malum, le mal physique et le mal moral, Kant montre qu’elle empêche de reconnaître dans ce dernier le mal « proprement dit ». Il lui oppose la richesse de la langue allemande qui dispose, elle, de deux termes distincts : Uebel et Bôsen. Quand l’un désigne un état désagréable et doit être rapporté à la sensibilité comprise comme une faculté commune à l’homme et à l’animal, l’autre « indique toujours une relation à la volonté en tant qu’elle est déterminée par la loi de raison a | ne pas | faire quelque chose » : ce n’est pas une simple manière de sentir mais une action et cette action n’est possible qu’à l’homme. C’est pourquoi il ne faut pas se moquer du stoïcien qui refusait d’appeler mauvaise la douleur qu’il sentait et qui lui arrachait des cris : elle ne diminuait en rien la valeur de sa personne et lui donnait même l’occasion de se grandir. Eût-il, au contraire, manqué de courage dans l’épreuve et laissé la sensation douloureuse se rendre maîtresse de sa conduite — c’eût été à proprement parler un mal. Ce qu’il convient d’appeler ainsi est donc ce qui « dans le jugement de tout homme raisonnable » —et non dans le sentiment éprouvé par l’individu — peut être identifié comme tel, et dont il dépend de la volonté de faire choix.le mal commis