La raison et le réel :vérité,interprétation et concept
Le problème avec la vérité, c’est qu’il y en a plusieurs. Il suffit souvent et simplement de passer d’un point de vue à un autre pour que sa définition ne soit déjà plus la même. Il ne faut pas pour autant réduire ce problème à une simple histoire de point de vue ; car l’affirmation ou la remise en cause de la vérité, quelles que soient ses définitions, ont toujours des conséquences réelles et multiples. Tous ceux qui ont eu à combattre des systèmes dogmatiques, despotiques ou tyranniques le savent bien.
Ce fut en particulier le cas du grand savant Galilée qui, en 1633, fut condamné par un tribunal de l’inquisition à la prison à vie pour avoir soutenu, après Copernic et contre le clergé, que la terre n’était pas au centre de l’univers. Il dut même jurer devant témoins s’être trompé : « Moi, Galilée, âgé de soixante-dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Evangiles, jure que ¡’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Eglise Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne. », «Je ne soutiens pas et j’abandonne l’opinion de Copernic ; je n’ai plus de doute et je tiens celle de Ptolémée pour très vraie. Oui la Terre est fixe, au centre du monde ».
Mais la roue tourne, car chacun sait bien aujourd’hui que Galilée avait raison, alors que Ptolémée et les inquisiteurs étaient dans l’erreur et l’illusion. Pourtant, un tel exemple devrait nous faire passer l’envie de croire en une quelconque vérité au moment où l’on se rend compte que le système de Ptolémée a été tenu pour vrai quinze siècles durant.
Quinze siècles d’illusions : voila un des problèmes bien réels que nous pose la vérité, et qui ne peut être compris et expliqué qu’en supposant que la vérité est d’abord une affaire d’interprétation. Ce qui oppose surtout et avant tout Galilée, les Inquisiteurs, et les autres, est d’abord leurs interprétations du monde.
Vérité, interprétation et concept
De la façon la plus simple, la vérité se définit comme une connaissance conforme au réel. Mais derrière cette simplicité apparente se dissimulent les questions et les problèmes les plus difficiles. Car une telle définition supposerait non seulement de savoir ce qu’est le réel, mais encore et surtout de pouvoir entretenir avec lui un rapport ou une relation de conformité. Or notre imperfection nous oblige à avouer qu’une adéquation absolue entre notre pensée et le réel est un idéal impossible à atteindre. Si ce que je pensais de vous était en totale adéquation avec ce que vous êtes en réalité, je me réjouirais aussitôt de posséder enfin une vérité. Fort heureusement, cela n’est pas possible, car non seulement je ne suis ni vous ni dans votre intimité ou vos secrets ; mais aussi parce que vous ne cessez de changer et d’évoluer. Et ce constat n’est pas uniquement valable pour vous, il l’est aussi pour moi, le monde et tous les autres.
Puisqu’il n’est pas possible apparemment d’atteindre ou d’affirmer une vérité au sujet de la réalité, que désigne-t-on alors lorsque, pourtant, nous employons ce terme ?
Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873
« Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été faussées, transposées, ornées par la poésie et la rhétorique, et qui, après un long usage, semblent à un peuple, fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.
Nous ne savons toujours pas encore d’où vient l’instinct de vérité : car jusqu’à présent nous n’avons entendu parler que de l’obligation qu’impose la société pour exister : être véridique, cela signifie employer les métaphores usuelles ; donc, en termes de morale, nous avons entendu parler de l’obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir en troupeau dans un style contraignant pour tous. L’homme oublie assurément qu’il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires — et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité.
Sur ce sentiment d’être obligé de désigner une chose comme « rouge », une autre comme « froide », une troisième comme « muette », s’éveille une tendance morale à la vérité ; par le contraste du menteur en qui personne n’a confiance, que tous excluent, l’homme se démontre à lui-même ce que la vérité a d’honorable, de confiant et d’utile. Il pose maintenant son action en tant qu’être « raisonnable » sous la domination des abstractions ; il ne souffre plus d’être emporté par les impressions subites, par les intuitions ; il généralise toutes ces impressions en des concepts décolorés et plus froids afin de leur rattacher la conduite de sa vie et de son action. […]
Dans ce ¡eu de dés des concepts, on appelle « vérité » le fait d’utiliser chaque dé selon sa désignation, le fait de compter avec précision ses points, le fait de former des nominations correctes et de ne jamais pécher contre l’ordre des castes et des classes.[…]
La science travaille sans relâche à ce grand columbarium des concepts, au cimetière des intuitions sensibles, construit des étages supplémentaires et toujours plus élevés, étaye, nettoie, rénove les anciennes alvéoles et s’ingénie surtout à remplir ce colombage monstrueusement surélevé et à y caser l’ensemble du monde empirique. »
Nietzsche ne cesse de dénoncer, dans ce texte, ce qui a failli conduire Galilée au bûcher : la confusion entre deux définitions de la vérité. La plupart en effet oublient qu’un accord unanime ne fonde pas forcément une connaissance. La vérité, pour Nietzsche, n’est que le résultat d’interprétations, d’inductions et de généralisations abusives opérées par la société en sa faveur. Une vérité, en ce sens, ne dure que le temps de son utilité ; plus précisément, tant que la société s’en sert. Chaque société construit un langage, un ensemble d’interprétations, de concepts et de dénominations où ce qui doit être tenu et affirmé comme vrai est imposé à tous. Et malheur à celui qui remet en cause les interprétations et les idées reçues !
Mais au lieu d’attaquer directement l’idéologie qui se cache derrière ces « vérités », Nietzsche préfère détruire le principe même de la vérité : la généralisation qu’elle suppose de la part des « êtres raisonnables » ; ou pour le dire en termes plus précis, le travail d’interprétation et de conceptualisation. Il reproche à ceux qui prétendent posséder ou chercher la vérité, à « l’homme raisonnable » comme à « l’homme rationnel », de faire des fictions ou des généralisations abusives. Sa critique ne s’applique donc pas seulement au domaine moral, politique et religieux, mais aussi et surtout, dans ce texte, au travail scientifique.
La science, en ne cessant d’élaborer des concepts et des liens de causalité entre les phénomènes, s’éloigne de la réalité des choses et des êtres à mesure qu’elle croit s’approcher d’une vérité. La tentative d’abstraction de la science peut ainsi se voir comme une tentative de falsification du réel. Deux mondes s’opposent que rien ne semble pouvoir relier : d’un côté le monde réel où les choses et les êtres sont à chaque fois et toujours déjà différents ; où l’imprévisibilité est reine et où la seule loi consiste à en inventer toujours de nouvelles et à détruire les plus anciennes. De i autre coté, le monde de la raison et de la vérité qui exige des lois et des principes ; mais qui du fait de cette exigence ne pourra jamais être en rcnformité avec le monde réel.