La culture : L'inspiration existe-t-elle
Comme toute autre croyance métaphysique, Nietzsche rejette les notions de génie ou d’inspiration. L’art est pour lui un élément essentiel de la vie, et sa réflexion se double à la fois d’une véritable pratique de la musique, et de la fréquentation de plusieurs musiciens dont certains sont encore fameux. Sa profonde admiration envers l’œuvre de Bizet, et en particulier Carmen a comme pendant sa rupture avec Wagner et le rejet total de son œuvre : « Wagner en somme nous prend pour des… Il répète la même chose tant de fois que l’on n’en peut plus, que l’on finit par y croire… ». Ses réflexions, sa pratique et ses fréquentations lui ont ainsi appris à se méfier des prétendues inspirations des artistes.
Nietzsche, Humain, trop humain, § 155, 1878
« Croyance à l’inspiration. Les artistes ont quelque intérêt à ce qu’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une oeuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger. »
Reprenant, après Kant, le problème de l’imagination de l’artiste dans le processus de création, Nietzsche refuse le recours aux notions de génie ou d’inspirations qui s’apparentent pour lui à des deus ex machina qui loin de rendre compte de l’activité artistique la dissimulent ou la dévalorisent. Cette dissimulation est recherchée par certains artistes, qui, niant la difficulté à produire une œuvre cohérente et originale, ne dévoilent que le meilleur et paraissent ainsi d’autant plus géniaux et inspirés que cela paraît facile ou naturel. Une telle attitude a aussi pour avantage de faire croire à un don et de décourager par là même les novices qui produisant au départ des œuvres médiocres croient forcément qu’il leur manquera toujours l’inspiration ou le génie qui fait la marque des artistes. Contre cette mystique de l’art et de l’activité artistique, Nietzsche propose deux arguments.
Le premier est un constat : l’artiste reconnu comme tel peut produire du médiocre et même du mauvais. Il suffit, pour s’en rendre compte, de s’intéresser au travail de composition des plus grands. Dans Le mystère Picasso, il est étonnant de voir la caméra de Clouzot saisir aussi bien les « ratés » du « génie » que la somme étonnante de travail qui l’amène à l’œuvre réussie. Picasso voulant « montrer tous les tableaux qu’il y a sous un tableau » décide de « faire de la peinture comme il la fait dans l’atelier tous les jours ». Il a alors cette conversation étonnante avec Henri Georges Clouzot au sujet d’une œuvre en train de se faire : « – ça va mal… ça va très mal… ça va très très mal… Tu t’inquiètes hein ? Tu as tort de t’inquiéter parce que ça peut finir beaucoup plus mal… ». Clouzot s’inquiétant alors de la réaction du public devant cet aveu du grand homme se voit alors asséner la réplique suivante : « je ne me suis jamais inquiété du public et je ne vais pas commencer à mon âge ; et puis au fond c’est ça que je voulais montrer : la vérité surprise au fond du puit ». Et cette vérité, si elle est gênante pour celui qui se prétend génial par don ou par nature et n’a ainsi aucun effort à faire, a le mérite de dévoiler la somme inouïe de travail que suppose la réussite d’une œuvre au milieu de tous ses brouillons inachevés, médiocres ou ratés : « Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer. »
Le deuxième argument avancé par Nietzsche est la conséquence directe du premier : si l’artiste produit beaucoup mais réussit peu, il doit donc avoir une capacité de tri et une exigence d’appréciation hors du commun pour ne pouvoir garder que le meilleur. Cette capacité peut certainement se définir par le jugement de goût. En ce sens l’artiste serait celui qui, en plus d’une formidable capacité de travail et de production, posséderait un jugement à la fois plus sûr et plus exigeant que les autres quand il s’agit de « rejeter, de trier, de remanier, d’arranger
La thèse de Nietzsche est séduisante car elle permet de sortir le domaine de l’art d’un monde métaphysique, élitiste ou mystérieux, pour en faire une activité humaine, épuisante et passionnante ; mais elle nous met face à la question du goût et de toutes les difficultés insolubles qui l’accompagnent. Car quels seront les critères pour pouvoir affirmer que mon jugement de goût est plus aiguisé ou plus affirmé que celui de mon voisin ? Qu’adviendra-t-il de celui qui travaille sans relâche mais qui ne parvient pas à distinguer le bon du médiocre ? Alors que Nietzsche, dans tous les autres domaines s’est toujours méfié de ceux qui prétendaient posséder le bien ou le mal, le bon et le mauvais, il semble à propos de l’art considérer que certains artistes seraient capables de voir ce qui est bon. Pour autant, il faudra pour Nietzsche se méfier autant de ceux qui se prétendent génies que de ceux qui le paraissent même aux yeux du public car il n’est pas sûr que les spectateurs le voient du même œil, ni même que les auditeurs possèdent les bonnes oreilles pour entendre. Le problème du jugement du goût nous renvoie ici directement au problème du désir lorsqu’il ne qualifie plus la subjectivité de celui qui
l’éprouve mais l’aspiration commune des « crétins frottés de culture,petits blasés, « éternels féminins » à qui il faut du « sublime », du profond, de l’écrasant».
En ce sens le pire ennemi de l’art est peut-être le divertissement qui essaye de se travestir en œuvres ; car cela a toujours tendance à provoquer un nivellement du jugement de goût par le bas, où chacun, cultivé ou non,y va de sa petite appréciation en lui donnant autant, si ce n’est plus, de valeur qu’aux réflexions et doutes de l’homme de l’art. Il faut certainement
se méfier des moments ou l’art devient simple comédie et l’artiste simple comédien se contentant d’imiter et d’offrir ce qui plaît au plus grand nombre2. Heureusement, il reste peut-être un dernier critère qui permet de distinguer le véritable artiste de tous ses médiocres imitateurs : le style. Car au fond, le style est la seule chose dont manque la plupart, car il résiste par définition au dressage, et à l’automatisme qui rend depuis longtemps les prétendus artistes qui nous entourent fort identiques les uns aux autres.
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