L'identité personnelle
Les philosophes modernes se sont passionnés pour un problème qui laisse rarement indifférent, même ceux qui n’ont pas de propension pour la philosophie: qu’est-ce qui fait qu’une personne reste, ou non, la même à travers le temps ? On rencontre un ami d’enfance et l’on se dit: «Oh, ce n’est vraiment plus le même ! ». Le tueur a purgé sa peine, il va sortir de prison. Les journaux s’émeuvent: «Peut-on réellement changer? Ne reste-t-il pas le fou dangereux qu’il était?». La question de l’identité personnelle reçoit une formulation clairement identifiable au xviesiècle, dans un chapitre de VEssai concernant l’entendement humain (II, 27) de John Locke qui examine les doctrines chrétiennes de l’immortalité de l’âme, de la résurrection des morts et du Jugement dernier, quand le Christ reviendra juger les vivants et les morts, décidant s’ils vivront une vie éternelle auprès de Dieu, ou non. Supposons qu’une telle résurrection ait lieu, quel est le critère de l’identité de la personne, alors que son corps a disparu ? Car si quelqu’un est jugé, encore faut-il que ce soit la bonne personne. En quoi cette personne consiste-t-elle ? Quel est ce corps ressuscité ? Avant Locke, la question avait aussi intéressé saint Thomas et beaucoup de philosophes de (‘Antiquité tardive et médiévaux, car elle était théologiquement d’importance. Si résurrection des corps il y a, cela ne peut bien sûr être qu’un miracle. Mais encore faut-il savoir en quoi il peut consister.
Les philosophes «continentaux» sont bien éloignés de tout cela. Ils ont eu tendance parfois à considérer comme donnée la notion d’un moi possédant une identité. Ou, au contraire, ils ont contesté l’éminence du sujet. Dans le premier cas, ils héritent d’une forme de cartésianisme spontané, dans laquelle il y a un sujet qui peut pénétrer en lui-même, saisir ses propres contenus mentaux qui sont exactement ce qu’il est. Qu’il ait des difficultés pour y parvenir ne change rien au modèle, qui est toujours celui d’une vie intérieure à accès privilégié, en première personne. La question qui se pose est alors de savoir comment ce moi (ou ce sujet) peut entrer en contact avec autrui (Merleau-Ponty, Levinas), et non pas celle de scruter les critères de l’identité personnelle à travers le temps. Dans cette perspective « continentale », on pose volontiers la question (psychanalytique) de savoir si une partie de ce que je suis ne serait pas inconsciente. Ou encore, il s’agit de savoir quelle relation j’entretiens avec mon corps, voire si je ne serais pas mon corps (Merleau-Ponty). Le problème de l’identité sociale devient essentiel, car finalement, ce corps que je suis est pris dans un autre corps plus large, le corps social. D’où « la critique du sujet », sport philosophique national en France depuis les années 1960, et particulièrement au temps du « structuralisme » (Foucault, Barthes, par exemple). La question de l’identité (qu’est- ce qui fait l’identité de cette entité qu’est une personne ?) est jugée métaphysique, c’est-à-dire, pour les structuralistes, illusoire. Comment notre identité, aussi bien mentale que corporelle, se constitue-t-elle au sein de tout un ensemble de déterminismes psychologiques et sociaux, demandent les sciences humaines. Beaucoup de philosophes contemporains pensent qu’il n’y a pas de sujet souverain, capable d’entrer en lui-même, pour se connaître, et qui pourrait prétendre être libre. Les individus sont des produits de l’histoire et de la société (Foucault). La critique de la notion d’auteur est à cet égard significative (Barthes, 1968; Foucault, 1969). L’auteur est mort, si on le tient pour ce dont le texte serait l’expression et celui dont l’intention serait la norme de la lecture. L’auteur est plus fait par le texte qu’il ne le fait.
En revanche, dans la philosophie analytique, la question de l’identité personnelle, sous sa forme lockienne, a été au centre des préoccupations. Beaucoup de gens aujourd’hui considèrent que le cerveau est d’une importance cruciale dans l’identité d’une personne. Il n’est pas rare que les romans ou les films racontent l’histoire d’une modification du cerveau, occasionnant un changement radical de l’identité de la personne. Ou ils posent la question de savoir ce qui se passerait, pour cette identité, en cas d’une greffe de cerveau. Par exemple, le cerveau de M. Martin serait transplanté dans la boîte crânienne de M. Bonnet (préalablement décervelé, je suppose). M. Martin aurait-il pris le corps de M. Bonnet? M. Bonnet aurait-il maintenant les pensées de M. Martin? Ou s’agirait-il alors d’un M. Martinet, une créature à l’identité hybride. Dans tous les cas, qui seraient ces personnes? Bien des philosophes contemporains (Shoemaker, 1963; Parfit, 1984, voir en français: Ferret, 1993) ont pensé que, dans ce cas, cette nouvelle personne serait en fait M. Martin. Cela suppose que le cerveau, ou au moins une certaine partie du cerveau, est considéré comme l’organisme, ou la partie de l’organisme, qui contrôle la mémoire, le caractère et la personnalité.
Toutefois, Bernard Williams (1973) résiste à la conclusion selon laquelle, dans le cas décrit, Martinet est Martin. Supposons qu’on stocke l’information contenue dans un cerveau, et qu’elle soit ensuite injectée dans le même ou dans un autre cerveau. Nous dirions qu’à l’issue de cette opération, l’homme recevant l’information se souvient, qu’il s’agisse du même cerveau ou d’un autre cerveau. L’identité psychologique est assurée indépendamment de l’identité du cerveau ou de toute forme d’identité corpo-‘ relie. Autrement dit, on doit distinguer fermement la personne (identifiée ici à sa mémoire) de l’être humain. Toutefois, il faut aussi distinguer connexion psychique et continuité psychique. Une personne n’a pas besoin de se souvenir de toutes ses expériences pour être dans une continuité psychique avec celle qui les a eues (et donc pour être la même personne), il suffit que P en t3 se souvienne d’expériences E2 faites par P en t2, et que P en t2 se souvienne d’expériences E1 faites par P en t1, même si P en t3 ne se souvient pas de E1. Cependant, on peut aussi affirmer que la continuité d’une personne n’est pas seulement mémorielle, mais qu’elle comprend d’autres caractéristiques psychologiques, liées aux croyances, aux désirs, voire à des préjugés et à des obsessions. On peut cependant se demander si la continuité psychique peut servir de critère à l’identité personnelle. Ne doit-on pas déjà présupposer cette identité pour prétendre qu’il y a vraiment une continuité ? Si P se souvient d’une expérience faite par une autre personne, R, personne ne va dire que P est dans la continuité psychique de R, et qu’il est donc la même personne. Que se passerait-il si quelqu’un, P, prétendait être une personne R, qui a vécu très longtemps, en faisant état de souvenirs et d’expériences que les historiens peuvent attribuer à R ? Ne pourrait-on pas tenir P pour une réincarnation de R ? Supposons qu’un deuxième individu, P*, prétende lui aussi être R ? Pour que la revendication de P d’être R soit légitime, convient-il qu’il n’y ait aucun rival, P*, P*’, P* », etc., pour le concurrencer dans cette identité ? Mais alors, ce qui fait que P est R, c’est quelque chose qui n’est pas interne à P, mais externe : l’absence de concurrent. Chacun serait la personne qu’il est, parce que personne d’autre ne prétend l’être… et non pas parce que chacun possède des propriétés individualisantes. Or comment ma survie en tant que cette personne peut-elle dépendre de la non-existence de quelqu’un d’autre? Cette thèse, qui a comme implication que quelque chose d’extérieur à chaque personne (l’absence de rival) en fait la personne qu’elle est, a conduit certains philosophes à préférer un critère corporel de l’identité personnelle, même s’il est confronté à de nombreuses difficultés. La thèse selon laquelle une personne est un pur ego, une substance spirituelle, est réapparue en force chez des philosophes comme Roderick Chisholm ou Richard Swinburne. D’autres prétendent que, finalement, il y a de nombreux cas dans lesquels nous sommes incapables de trancher la question de savoir si la personne originale reste la même après des événements comme une transplantation de cerveau (ou aussi dans toutes les hypothèses que les philosophes ne manquent pas d’inventer).
L’identité personnelle est une perspective en première personne. C’est ce qui fait la différence entre cette identité et celle d’un objet, comme celle d’un bateau dont chaque pièce est petit à petit changée et dont on se demande si, finalement, il reste le même. Cependant, Derek Parfit (1984) a essayé de montrer que l’identité n’est pas ce qui importe dans la survie, à grand renforts de description et d’analyse de situations hypothétiques dans lesquelles on transplante des cerveaux, télé transporte des contenus mentaux, pour les envoyer sur des planètes éloignées – une théorie philosophique qui semble devoir beaucoup, et conjointement, à des épisodes de Star Trek et au bouddhisme.
Au sujet de l’identité, comme sur bien d’autres sujets, les continentaux traitent de questions générales, et offrent des solutions qu’on peut penser étroites (il y a un sujet pur fondateur/il n’y a pas de sujet pur fondateur). Les analytiques posent en revanche une question limitée: comment le Pierre adulte d’aujourd’hui peut-il prétendre être le même que le petit Pierre de l’enfance. Mais ils explorent sans fin toutes les hypothèses possibles et imaginables. Pour ce faire, ils font des « expériences de pensée », inventant toutes ces histoires de cerveaux transplantés, de personnes prétendant être telle autre disparue depuis longtemps, de télétransport, de fissions de cerveaux, etc. On peut se demander si cette méthode ne fait pas perdre de vue les problèmes importants, au profit de la résolution d’énigmes (puzzles). La prétention de certains philosophes analytiques de faire de ces cas, parfois extravagants, inventés pour les besoins de l’argumentation, l’équivalent des expérimentations en science peut faire sourire. Car, dans l’analyse que les philosophes en proposent, les conditions de l’enquête expérimentale sont rarement, voire jamais, réunies. Est-il souhaitable, et même légitime, de procéder ainsi en philosophie ? Certains, même chez les philosophes analytiques, en doutent. Ils s’interrogent sur les conditions dans lesquelles des fictions peuvent jouer un rôle en philosophie. La question de l’identité personnelle ne serait-elle pas née chez Locke non seulement avec mais de l’usage de tel cas fictifs ?
La question de l’identité personnelle reste l’une des plus vives et des plus ouvertes dans la philosophie contemporaine. À la fois métaphysique, religieuse, logique, psychologique, biologique, elle est aussi l’une des questions les plus complexes et troublantes qu’un philosophe puisse rencontrer.
Vidéo : L’identité personnelle
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