le rôle de la logique philosophique: Avec ou sans logique: importance de la logique
Le nouvel étudiant en philosophie, dans les universités, s’étonne parfois, et même souvent, d’avoir à étudier la logique. Il peut même en être affligé. Quelle est l’utilité de la logique pour le philosophe? Pourquoi apparaît-elle dans son cursus d’études, tout comme l’histoire de la philosophie, l’éthique, la philosophie politique, l’esthétique ou la philosophie des sciences? Dans l’esprit de cet étudiant, la logique est associée aux mathématiques. Or, le système scolaire français est marqué par une division, presque absolue, entre les littéraires et les scientifiques. Mathématiques et logique sont du côté des sciences; la philosophie serait du côté des lettres et de la culture humaniste. L’opposition entre, d’une part, le cognitif, le scientifique, voire le rationnel et, d’autre part, le sensible, l’émotif, le littéraire et l’artistique, serait radicale. La philosophie aurait partie liée avec la deuxième liste. En s’acoquinant avec des disciplines plus ou moins scientifiques, elle n’est plus dans son rôle. Elle trahit. On enseigne la philosophie dans les classes préparatoires littéraires, et les départements de philosophie se trouvent généralement sur des campus littéraires et de sciences humaines. Que vient faire la logique, une discipline formalisée, dans les études universitaires de philosophie? (Il est vrai qu’elle est absente des études de philosophie au sein des classes préparatoires littéraires. Est-ce bon signe pour ce type d’enseignement?)
Si les mathématiques rebutent les étudiants littéraires, leur abstraction et leur formalisme ne sont pas sans séduire parfois certains philosophes. Le fétichisme des mathématiques, largement pratiqué dans le système éducatif français, est également répandu dans la gente philosophique. Dans le structuralisme français, des années 1960 aux années 1980, certains entendaient découvrir des algorithmes spéculatifs, permettant de rendre intelligibles des phénomènes en tous genres, des nouvelles de Maupassant (A. Greimas), à l’inconscient (J. Lacan), en passant par l’étude des mythes (C. Lévi-Strauss). Les mathématiques jouaient alors un rôle de modèle. Un groupe de mathématiciens, qui avait pour nom « Bourbaki », avait développé une version formaliste des mathématiques. Sans que les bourbakistes puissent aucunement en être tenus pour responsables, puisque leur propos valait uniquement pour les mathématiques, certains philosophes affirmèrent alors qu’en philosophie aussi il convenait de s’intéresser aux structures et aux modèles, seule façon de sortir d’une conception « spiritualiste » de la philosophie. Michel Serres disait alors: «Sur un contenu culturel donné, qu’il soit Dieu, table ou cuvette, une analyse est structurale (et n’est structurale que) lorsqu’elle fait apparaître ce contenu comme un modèle» (1968, p. 32, cité par Des combes, 1979, p. 104). Une telle conception a la plupart du temps donné lieu à un usage métaphorique des concepts mathématiques et des concepts de modèles et de structures. Des critiques ont même pu parler, à ce propos, d’« impostures intellectuelles» (Sokal et Bricmont, 1999), suggérant que le vocabulaire mathématique ou scientifique utilisé par certains des philosophes français structuralistes (au rang desquels Lacan) n’était rien d’autre qu’une rhétorique verbeuse et trompeuse. Quoi qu’il en soit, les mathématiques ont bonne réputation chez certains philosophes (Platon et Descartes y sont pour quelque chose) qui les parent de toutes les vertus spéculatives.
À la différence des mathématiques, la logique provoque, surtout en France, une réaction négative des philosophes. On pourrait faire remonter assez loin cette attitude, déjà présente chez Descartes. On la retrouve chez Condillac et chez Auguste Comte, dont l’influence fut plus forte. Elle est présente encore dans le débat engagé entre Bertrand Russell, défenseur de la logique, et Henri Poincaré, au début du siècle, au sujet du statut des preuves en mathématiques. L’hostilité à l’égard de la logique devient extrême chez Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ils l’accusent de se faire une idée enfantine de la philosophie (1991, p. 27). Ce qui est en fait décrié, c’est toute méthode (ne serait-ce qu’un peu) formelle en philosophie. Le formalisme est souvent considéré comme naïf et simplificateur. La logique ne serait-elle pas un carcan pour une pensée véritablement libre ? N’est-ce pas plutôt au philosophe de proposer une logique qui lui est propre, « authentiquement philosophique », comme on dit parfois, différente en tout cas de celle des logiciens, qui ne s’intéressent qu’à des règles formelles ?
Que peut-on répondre à cela? Pourquoi donc, quand il s’agissait de faire de la philosophie et de la théologie, aussi bien chez Aristote que chez les Médiévaux, a-t-on accordé un rôle prépondérant, et propédeutique, à la logique? Pourquoi, dans la philosophie analytique a-t-elle continué à avoir ce rôle décisif, alors que les philosophes continentaux, comme on le voit avec Deleuze et Guattari, se font une idée si négative de sa valeur philosophique? Se poser de telles questions, même si les réponses apportées ici ne satisferont pas tout le monde, permet de mieux comprendre la philosophie contemporaine.