La distinction entre philosophie analytique et philosophie continentale
Pour comprendre quelque chose à la philosophie contemporaine, il est utile, si ce n’est même indispensable, d’examiner la divergence entre philosophie analytique et philosophie continentale.
Que cette divergence existe en fait, il est difficile d’en douter. Dans les catalogues de certains éditeurs anglo-américains, la principale distinction ne passe pas entre différentes disciplines philosophiques – métaphysique, philosophie de la connaissance, philosophie morale, esthétique – mais entre philosophie analytique et philosophie continentale. Parfois, la philosophie continentale apparaît même comme une discipline philosophique permis les autres.
En France, de fait, la philosophie continentale se confond ou presque avec la philosophie institutionnelle, celle des classes terminales des lycées, des classes préparatoires, des universités, mais aussi des médias et des discussions de café. Dès lors, le sentiment domine que la philosophie contemporaine est exactement celle qu’on pratique sous nos cieux, à savoir la philosophie continentale. C’est un effet de perspective. Cette remarque ne préjuge en rien de la valeur méthodologique respective de la philosophie analytique et de la philosophie continentale. Que cette dernière soit dominante en France n’implique pas qu’il faille lui donner sa préférence.
D’où viennent ces deux expressions, « philosophie continentale» et «philosophie analytique»? La seconde caractérise la méthode d’analyse conceptuelle originellement fondamentale dans la philosophie dite « analytique », même si elle a pu ensuite être contestée. Des années 1920 aux années 1960, l’idée prévalait chez certains philosophes britanniques et américains que la philosophie consiste à pratiquer l’analyse logique des propositions. La philosophie du langage était la méthode principale de la philosophie analytique (Dummett, 1978; 1991). L’appellation « continentale » vient de la philosophie analytique pour désigner ceux qui, pour les Anglais et les Américains, sur le continent européen (en France et Allemagne, principalement), recourent à une autre méthode qu’analytique. Curieusement, seuls les philosophes continentaux (au sens méthodologique) qui ne sont pas sur le continent européen présentent ce qu’ils font comme de la « philosophie continentale ».
Deux remarques s’imposent :
– Cette distinction ne recouvre pas la différence entre philosophie anglaise et américaine, d’une part, et philosophie française, allemande, d’Europe du Nord et d’Europe centrale, d’autre part. Autrement dit, on trouve finalement les deux types de philosophie un peu partout, mais à des degrés divers d’implantation. En France, depuis une cinquantaine d’années, si la philosophie analytique est marginale, elle n’en est pas moins présente. Les travaux de Jules Vuillemin, Gilles-Gaston Granger, Jacques Bouveresse, par exemple, ne l’ignorent nullement et recourent à l’instrumentation logique. Elle a des défenseurs et quelques lieux de prédilection.
– Historiquement, la philosophie analytique a deux sources. L’une est anglaise : Bertrand Russell et George E. Moore, à Cambridge. L’autre se trouve en Europe centrale (Rudolf Carnap et les membres du cercle de Vienne, l’école polonaise de philosophie à Lvov et Varsovie). Elle s’est développée aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande, dans les pays scandinaves et finalement un peu partout.
Ce que désigne « la philosophie continentale » existe bien, on le verra, mais cette expression n’explique pas ce en quoi elle consiste.