Satan : L'Idaméel d'Alexandre Soumet
Dans le premier projet de Vigny, l’ange qu’aime Satan était d’un sexe indéterminé ; il en va ainsi d’Abdiel et d’Abbadona, les deux anges qui s’aiment dans la Messiade de Klopstock. Le second a suivi Satan dans sa révolte, mais il ne cesse de regretter l’amour d’Abdiel, né, en même temps que lui, d’un sourire de Jéhovah ; repentant, il supplie le Christ ; le Sauveur lui pardonne et le réunit à Abdiel. Abbadona est assurément le personnage de la Messiade le mieux connu des romantiques français ; Mme de Staël en parle avec admiration dans De l’Allemagne et, aux côtés du type miltonien du rebelle indomptable, le type du démon repentant s’impose, introduit dans notre poésie par un des familiers de Mmc de Staël, Elzéar de Sabran, avec son poème du Repentir, publié en 1817 ; incapable de se consoler de la perte de son frère, qui a reçu ici le nom d’Ithuriel, Abdiel s’efforce de susciter ses remords, mais il faudra que le Christ descende aux enfers pour le sauver par son sang rédempteur. L’idée d’une rédemption aux enfers se retrouvera dans l’œuvre du Klopstock français, La Divine Epopée, d’Alexandre Soumet (119, 124, 182). Un an avant cette œuvre, Théophile Gautier publie Une larme du diable, qui a les allures d’un mystère médiéval et, souvent, d’une parodie de Faust ; le ton est volontiers grivois : Satanas, « beau garçon » « un peu basané », emploie ses sortilèges à séduire deux jeunes filles. Mais l’amour de l’une d’elles lui arrache une larme qu’un ange recueille et porte à Dieu, comme dans Eloa, dont Gautier se moque en plus d’un endroit ; Marie-Madeleine – Magdalena – intercède pour le pécheur attendri et Dieu laisse entendre que le démon pourrait bénéficier d’une amnistie, « dans quelque dix mille ans… ». Le contexte est, comme le dit M. Milner, « fantaisiste et polisson » ; l’œuvre n’en témoigne pas moins de la faveur du thème : le démon est sauvé par l’amour et l’on est désormais moins séduit par la fierté du rebelle que par sa lassitude et son remords.
L’exaltation romantique de l’amour n’a pas laissé de toucher les consciences catholiques, comme en témoignerait Lacordaire, biographe de Marie-Madeleine ; mais la rédemption de Satan heurtait la doctrine chrétienne du caractère irrémissible du mal dans la création. Cette difficulté explique les complications de l’épopée d’Alexandre Soumet, catholique convaincu. Ainsi, il a dédoublé le personnage démoniaque : Satan reste inactif au fond de l’enfer, où il est retenu prisonnier, après avoir été détrôné par Idaméel, qui est l’Antéchrist et relève du type byronien du Surhomme. Beau, séduisant, actif, indomptable, conquérant et blasphémant, Idaméel est une sorte de don Juan infernal et un Prométhée de la fin du monde. Il s’efforce, en effet, d’empêcher la mort de la terre et de l’humanité ; parvenu au sommet du mont Arar, il s’empare des secrets de l’univers que conservait l’arche de Noé et dont le savant vieillard Cléophanor était le gardien. Cléophanor a une fille, Sémida, qui aime Idaméel et en est aimée ; elle seule a été épargnée par la stérilité qui frappe toutes les femmes, mais il lui est défendu d’enfanter ; la vie doit s’éteindre sur la terre pour que l’humanité renaisse au ciel. En vain, Idaméel, devenu roi de la cité géante qu’il a fondée, applique-t-il sa science à régénérer la vie humaine ; il ne règne que sur des vieillards ; il tente de séduire Sémida ; elle préfère mourir plutôt que d’enfreindre la loi divine. Inaccessible au découragement, l’Antéchrist s’empare de l’enfer. Il y reçoit la visite d’un inconnu, en qui Satan reconnaît Jésus- Christ. Le Fils de Dieu est venu subir une seconde Passion, qui opérera la rédemption des damnés. Satan est le premier touché par le repentir et il consolera Jésus pendant les « trois heures du nouveau Gethsémani ». Idaméel demeure inflexible et frappe le Christ avec la lance de la haine, de façon à insinuer la haine jusque dans le cœur du Rédempteur : le nouveau Calvaire a échoué. C’est alors « le dernier miracle » : le Père frappe l’enfer d’un éclair qui le consume entièrement ; quand le feu se retire, les damnés sont tous régénérés et sauvés. Idaméel, qui épouse au ciel Sémida, n’aura pas eu à se repentir, et le mal n’a été aboli que par une sorte de nouvelle création et par un mystère que nous dérobe l’éclat du feu purificateur. L’échec de Soumet ne vient pas seulement des défauts de son imagination, à la fois bizarre et fade ; c’est aussi, croyons-nous, que le mythe de la fin de Satan ne pouvait s’épanouir qu’à l’écart du dogme chrétien ; il exigeait une perspective tout autre.