Merveilleux et mythologie chez André Chénier
Son œuvre, si vaste en projets, ne témoigne pas seulement du retour à l’Antiquité qui se dessine vers la fin du siècle (99), amené par la découverte d’Herculanum et de Pompéi et la publication, dès 1765, des fresques qu’on venait d’y mettre au jour, marqué par les Analecta de Brunck, en 1772, grâce auxquels les grâces alexandrines se mêleront heureusement dans les vers de Chénier aux leçons des grands maîtres, couronné, en 1788, par le succès de l’abbé Barthélémy avec son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce. Chénier (102) résume toute la seconde moitié du siècle. Ossian, il est vrai, apparaît peu chez lui ; pourtant, dans son projet de tragédie sur La Bataille d’Arminius, il a marqué la place d’un « chant lugubre des bardes à imiter d’Ossian » ; dans cette tragédie, Odin, appelé « Oden », est invité à boire le sang des légionnaires massacrés par les Germains. La Bible et le merveilleux chrétien l’ont davantage retenu. Il a écrit plusieurs passages d’un poème biblique en six chants intitulé Susanne, qui s’ouvre par une invocation à Milton. Des « anges bienfaisants » protègent Susanne et ses compagnes, « Bélial, le Dieu de la débauche », que Milton avait peint, guide les vieillards libidineux vers l’innocente épouse au bain. D’autres emprunts à Milton sont projetés dans les plans relatifs aux épopées de l’Hermès et de L’Amérique. S’il a songé à quelques transpositions de la mythologie grecque dans ses récits de la conquête de l’Amérique, comme de donner à « un Espagnol ou autre » les traits de l’Hercule d’Euripide, dans Alceste, et de pourvoir quelque Indien ou quelque Castillan de la « voix de Stentor qui se fait entendre par-dessus une armée », il a aussi noté : «… imiter beaucoup de morceaux de ce grand Milton », et l’apparition de Dieu dont il a tracé le plan n’aurait peut-être pas été inférieure en grandeur à celle que nous admirions dans Les Tragiques : « Dieu s’avance pour parler… Il veut que tous les cieux fassent silence. Il s’assied sur le soleil […] Des anges courent en foule aux planètes qui leur sont confiées […] et les arrêtent dans leur course… » ; quand Dieu a achevé son discours, ils rendent leur liberté aux astres, qui « se précipitent dans leur orbite » avec un « grand bruit qui retentit dans l’espace… ». Dans un autre fragment, devançant le vœu de Chateaubriand dans Génie du christianisme et peut-être à la suite de Bitaubé, il écrit : « Au lieu de Neptune, il faut peindre l’ange de la mer agitant les rochers, soulevant les vagues et excitant les tempêtes. » Des anges encore auraient permis de raconter « allégoriquement […] l’histoire physique du tonnerre ». Ces deux épopées répondent, en effet, à une grande ambition qui anime alors nos poètes : être le Lucrèce des temps modernes, ceux de Newton et de Buffon. Mais les projets de Chénier transforment son Hermès en une véritable épopée du progrès dans les sciences, les arts et métiers, la philosophie, et L’Amérique devait adjoindre à la géographie du globe une histoire universelle. Chénier devance la grande ambition romantique : écrire l’épopée de l’humanité. Déjà, il s’est posé le problème du merveilleux à employer dans cette épopée d’un type nouveau. « Il faut que j’invente entièrement une sorte de mythologie probable et poétique avec laquelle je puisse remplacer les tableaux gracieux des anciens… », Note-t-il pour L’Amérique, et, pour, l’Hermès : « Il faut que le sage magicien qui sera un des héros de ce bizarre poème ait passé par plusieurs métempsycoses propres à montrer allégoriquement l’histoire de l’espèce humaine. » C’est à une machine de cette sorte que Lamartine songera, avec les réincarnations, de siècle en siècle, de l’ange Cédar… Peut-être, enfin, l’Hermès se serait-il orné de quelques grands mythes cosmiques ; reprenant des thèmes antiques et universels, Chénier rêvait de « magnifiquement représenter la terre sous l’emblème métaphorique d’un grand animal qui vit… »et de décrire 1’« auguste hyménée du ciel et de la terre », quand
… la terre est nubile et brûle d’être mère,
et que le ciel
De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.
Eût-il été capable d’une poésie aussi ample ? Quelques vers de L’Amérique le laissent penser :
Salut, ô belle nuit, étincelante et sombre…
Accours, reine du monde, éternelle Uranie…
Quelques perspectives variées que s’ouvre le souple génie de Chénier, il n’en demeure pas moins, d’abord, le plus mythologique de nos poètes, avec Ronsard. La mythologie trouve place, chez lui, dans un genre fort cultivé en ce siècle, celui de l’idylle, où il entendait suivre l’exemple de Gessner et peindre la nature humaine dans sa vérité naïve. Heureusement, il y avait en lui un génie épique, qui manquait au poète de Zürich et qui nous a valu, dans L’Aveugle, le combat des Lapithes et des Centaures. Ce sont surtout les attitudes des antagonistes que Chénier a su peindre, ou, plutôt, sculpter, par les mots et par les rythmes ; son récit est un bas-relief en mouvement. Là est son génie propre, et dans la sensualité, qui, à l’occasion, n’exclut pas la sensibilité, dans Néère ou La Jeune Tarentine. Il est le poète de L’Enlèvement d’Europe et de l’Oaristys. Ce double génie, de la forme en mouvement et de la volupté, toutes deux rendues par un vers aux rythmes contrastés ou aux cadences alanguies, nous le retrouvons dans son Hylas – dont le sujet a aussi tenté Parny. Pour montrer Hylas à la source, un rejet, que souligne une coupe, fait voir le mouvement gracieux du corps qui « se courbe » et s’appuie à « la rive penchante ». Mais c’est surtout un « tableau de volupté » qui reteint le poète du XVIIIe siècle, quand il nous dépeint le bel éphèbe dans les bras des trois nymphes initiatrices ; à travers les quelques larmes que l’effroi lui a fait d’abord verser, on peut, avec P. Moreau (178), voir « s’esquisser…le sourire du chevalier de Faublas ». Faublas, on le sait, dut beaucoup île ses bonnes fortunes au vêtement de fille qu’il revêtait volontiers et qui lui seyait parfaitement. Hylas, ici, apercevant dans les eaux les « trois corps d’albâtre » des nymphes, a cru, d’abord, apercevoir sa propre image ; souvenir de Narcisse et suggestion de la féminité de l’adolescent presque semblable aux nymphes qui l’embrassent et le ravissent à l’amitié virile du puissant Hercule… Pierre Louÿs et sa Bilitis sont de cette lignée. La sensualité gaillarde de Ronsard, la volupté de La Fontaine – dont l’Adonis semble plus « homme »…se teintent ici de quelque érotisme. S’y ajoute une expressivité plastique que l’on retrouvera, moins souple et plus puissante, chez Leconte de Lisle. Beauté des formes, plaisir des corps, Chénier représente, parmi nous, le génie du paganisme.